Les elfes ne savent pas faire de juste milieu. Les plus anciens d'entre eux ( et je parle aussi bien de ceux de ma génération, bien que je soit loin d'avoir atteint la moitié de mon espérance de vie) n'aiment guère prendre place sur le Hollandais Volant pour venir ici, à Chicago, autant parce qu'ils n'apprécient pas ce navire et son équipage (il faut le dire bien particulier) que parce que l'atmosphère "toxique" de cette ville les dérange au plus haut point. Les plus jeunes, au contraire, se laissent facilement aller à leur curiosité naturelle et ne rechignent jamais à quitter leur forêt et leur ile pour assister à chaque évènement que cette ville est capable de leur offrir. La chose la plus compliquée est donc d'harmoniser les deux pour qu'un "adulte responsable" tienne compagnie à ces jeunes inconscients. Et c'est là que j'interviens. Bien que certains de mes congénères à la peau blanche n'apprécient toujours qu'à moitié la présence de leur cousin à la peau noire dans leur village, ils ont su comprendre que je parviens à m'adapter aussi bien aux ruelles étroites et sombres d'Illusk qu'aux sentiers forestiers de l'Ile. Et donc, bien sur, aux rues de Chicago, située entre deux. Bien que mes fils se débrouillent bien mieux que moi en la matière, mais il se trouve qu'en matière de garderie, ils savent parfaitement s'éclipser comme tout drow qui se respecte.

Voilà pourquoi, résumé fait, je me retrouve à Lincoln Park, profitant de la température extérieure pour dissimuler les pointes de mes oreilles sous un bonnet, le reste de ma tenue plus semblable à ce que les humains peuvent porter ici qu'à ce que je porte habituellement sur l'ile. Une arme quelconque sur moi? Un canif dans ma poche. Rien à coté de la lance ou de l'épée que je porte habituellement, mais on dit qu'un drow n'a pas besoin d'arme pour être dangereux. Parole d'elfe. Enfin, ce n'est pour moi qu'une précaution, de quoi veiller au grain avec quatre jeunes elfes sous ma garde. Si le paysage me fascine? Pas vraiment. Je dirai plutôt que toutes ces lumières me blessent les yeux plus assurément que ne le font les réverbères. Je finis donc par envoyer les jeunes impatients en avant avant de m'installer sur un banc d'où je peux les surveiller. Un banc sur lequel je ne suis pas seul, mais ça, je ne m'en rend compte que quand l'humaine bouge, certainement dans le but de s'installer plus confortablement qu'elle ne l'était jusque là. Fichue lumière qui me fait perdre ma vision.

"Pardon. Aucun dérangement?"

Je reporte mon regard vers les jeunes elfes aux bonnets bien fixés sur leurs oreilles, qui semblent bien partis pour se faire une bataille de boules de neige avec d'autres jeunes d'un âge similaire. Si je sens que ça va revenir vers moi jusqu'à ce que je m'en prenne une? Bien sur. J'ai élevé deux garçons, quand même, je sais à quoi m'attendre avec cette génération.

"C'est lequel le votre?"

Une tentative de conversation? On me dit souvent que je suis du genre taiseux. Disons que je ne vois pas l'intérêt de parler quand il n'y a pas besoin de le faire. Conditionnement militaire s'il en est. Mais je fais des efforts, la preuve en est.

Si ma présence ne semble pas la déranger outre mesure, je remarque tout de suite l'hésitation que ma question lui cause. De quoi me faire froncer les sourcils malgré l'impassibilité habituelle de mes traits, à la recherche d'une explication logique du point de vue des humains. Jusqu'à ce qu'elle me fournisse l'explication qui me manquait. Son ainée arrive sous peu, et son cadet... n'est apparemment pas prêt de la quitter.

"Oh. Toutes mes félicitations."

Ce qu'elle me dit à propos de sa fille me fait penser à mes fils. Surtout à Alraen, en vérité. Jakob a beau être l'ainé des deux, et avoir depuis longtemps pris son indépendance hors du foyer familial, il me ressemble suffisamment pour que je n'ai aucune difficulté à le comprendre. Alraen, c'est une autre paire de manches, si je puis dire. Lui aussi vote pour "être trop grand pour s'amuser avec les petits" sans être assez mature pourtant pour se comporter comme un adulte responsable. Normal, étant donné qu'à son âge, il devrait encore profiter de son temps pour s'amuser... l'adolescence, c'est encore plus compliqué à suivre quand on y a soi-même échappé.

"Pas de famille nombreuse non. J'ai deux fils, mais ils ont opté pour la fuite face à la mission qui m'incombe aujourd'hui. Les jeunes n'ont pas réussi à convaincre leurs parents de les accompagner, alors, ils se sont tournés vers quelqu'un qui ne sait pas leur dire non. C'est un peu compliqué, mais disons que je suis une sorte d'oncle pour eux. Du coté de mon épouse, vous imaginez bien."

Que quatre gamins au teint pâle dont deux blonds comme les blés ne puissent pas être du même sang que moi? Pas sorcier à imaginer non. Il n'y a qu'à voir à qui ressemblent mes fils, physiquement parlant. Un indice? Pas à leur mère.

"Mon fils cadet, Alraen. Il fonctionne ainsi. Que je l'invite quelque part, et il refuse en bloc. Mais il suffit d'être patient pour le voir s'y présenter en me pensant parti depuis longtemps. J'ignore ce que les enfants en pensent, mais, si vous voulez mon avis, l'adolescence, c'est le fléau des parents."

Il semblerait à l'entendre parler que elfes ou humains, les enfants fonctionnent pareil. Concernant les Drows? On est pas très famille dans le genre. Tout n'est que calcul et profit, et la mort de n'importe lequel des membres de notre clan n'est dommageable que si elle ne rapporte rien, alors... j'éviterai de comparer. Sur ce point précis, j'ai la chance que mes fils aient suivi et accepté l'enseignement des elfes avec lesquels nous vivons, et dont le sang coule dans leurs veines. Même si Jakob accepte davantage que Alraen cet héritage métissé, mais sans doute Saleen a-t-elle raison, ce n'est qu'une crise de rébellion qui lui passera. Espérons-le.

"Je vous comprends. J'avais espéré qu'ils attendent encore... un siècle ou deux au moins avant de prendre leur indépendance. Façon de parler. En même temps, si j'avais les deux à la maison H24, c'est moi qui passerait plus de temps à l'extérieur que je n'en passe déjà."

J'exagère à peine. Parce que mes fils affirmeront haut et fort qu'ils n'ont rien en commun, et à première vue, ça se confirme. Mais quand il s'agit de s'associer, ils ne sont pas mauvais, et Alraen a plus d'influence sur son ainé que ce dernier veut bien l'avouer. Notez que je ne m'en plains pas, pas quand je vois la relation que j'entretenais moi-même avec mon propre frère, qui m'aurait bien tué dans mon sommeil par crainte que je ne le devance avec la même idée. Accessoirement, c'était un sorcier, et l'inimitié entre guerriers et sorciers au sein des profondeurs n'est pas une légende. Pour finir... ma mort lui aurait permis de moins surveiller son dos, la sienne m'aurait permis de gravir un échelon dans la hiérarchie familiale... pourquoi ne l'ai-je pas fait? Pas par bons sentiments, croyez moi. Je préférais rester la menace que le menacé, c'est tout.

"En même temps, elle vous donne plus de place et de temps à consacrer à celui-là sans que vous vous en vouliez d'avoir l'impression de la négliger à son profit. Et lui vous donnera moins l'impression que la maison est vide."

J'aurai pas dit non à un troisième, pour ma part. Peut-être plus tard, quand les deux premiers me causeront moins de migraines. En attendant, m'occuper de ceux des autres a le double avantage de m'empêcher de perdre la main tout en n'ayant pas à m'en occuper 24h sur 24 et 7 jours sur 7. J'aime mes fils, assurément, mais je n'ai pas non plus la fibre paternelle d'un hippocampe. Il m'a fallu longtemps pour m'occuper de Jakob, plus par crainte que par désintérêt, cela dit, mais j'ai toujours été plus doué pour leur apprendre tout ce qu'ils avaient à apprendre pour s'en sortir dans la vie que pour leur témoigner mon affection à grands renforts de gestes ou de mots.

"C'est très certainement ce qu'ils pensent, en effet. Il ne nous reste qu'à être sur le qui-vive pour ne pas rater le moment où ils auront besoin de nous."

Etre sur le qui-vive, quelque chose que j'aurai du garder en tête précisément maintenant. Parce que la boule de neige que je prend dans l'épaule, je ne l'ai absolument pas vue venir. Je me morigènerai plus tard sur le fait que ça aurait été une dague, ça aurait été pareil.  En attendant, je tourne le regard vers les jeunes elfes qui s'enfuient rapidement, n'essayant même pas de jouer aux innocents.

Sa définition du rôle de mère me parait effectivement des plus exactes, même si Saleen mettrait davantage l'accent sur l'art et la manière de protéger ses petits de tout ce qui pourrait leur arriver. La partie indépendance, c'est plus facilement moi qui la leur ai enseignée. Disons que nous nous sommes divisés les tâches en fonction de nos compétences. Et leur faire montre de mes sentiments n'a jamais été mon fort, quand bien même je les aime profondément.

"Mon cadet a 20ans. Mon ainé quelques années de plus. Je les ai eu plutôt jeune. Et la votre?"

Assez grande pour être indépendante, elle doit avoir dans les mêmes âges que Alraen. D'un point de vue humain, il serait capable de se débrouiller par lui-même. D'un point de vue d'elfe, c'est un enfant, même s'il refuse de l'admettre. Parlant d'enfants, certains jeunes elfes de ma connaissance se rappellent à moi en envoyant une boule de neige dans ma direction.

"Si vous voulez bien m'excuser."

Je me penche en vue de réunir assez de neige pour en faire une boule correcte et l'envoyer dans la direction des jeunes. Remarquez que si mon arme de prédilection n'est pas l'arc, ce n'est pas pour rien, et si la direction est bonne, le tir manque carrément de puissance. Deux autres y répondent rapidement et je finis par me relever, décidant d'opter pour la lâcheté, l'espace d'une seconde.

"Eh, stop. Vous n'allez pas risquer de toucher la dame quand même?"
"On vise mieux que toi Ewleth!!"
"Si c'est que ça..."

Je récupère une nouvelle boule de neige avec laquelle je réussis à frôler l'un des garnements, avant d'en atteindre un avec la suivante. Que je paye de la petite sœur, bien sur. Ils marquent ce point, ils savent viser, et à quatre contre un, autant dire qu'un drow intelligent irait voir ailleurs si il y est. Si quelques boules passent à coté? Surement, mais mon manteau doit être plus blanc que noir à présent.
Après quelques minutes de bataille, je finis par lever les mains au dessus de ma tête, leur offrant ma reddition. Un truc que j'ai appris au fil des années passées au milieu des elfes. Avec eux, on peut accepter de perdre un combat.

"C'est bon, vous avez gagné, vous avez gagné, j'me rends!"

Je jette un regard en direction de ma voisine, moins enneigée que moi mais ayant tout de même pris quelques projectiles sans doute mal cadrés.

"Désolé de vous avoir emmenée là-dedans. Les jeunes? On s'excuse et on s'éclipse. Je vous rappelle qu'on est attendus alors si vous voulez vous amuser encore un peu, ça sera en marchant."

Une floppée d'excuses maladroites plus tard et la bande de joyeux drilles repart de plus belle. Ca se fatigue un jeune elfe, sérieusement? Je comprend mieux que leurs parents ne se soient pas laissés convaincre de les suivre.

J'ai un peu moins l'impression de laisser la femme en plan quand sa fille finit par faire son apparition, me tirant un sourire alors que le lien entre elles est visible comme le nez au milieu de la figure. Saleen serait jalouse de les voir, elle qui doit se battre avec les garçons pour leur offrir un bisou ou un câlin. Jakob y arrive encore, à avoir la sensibilité de sa mère, mais Alraen est mon portrait craché à ce niveau là.

"J'ai également été honoré de vous rencontrer. Tous mes vœux pour la suite. Vous semblez effectivement bien accompagnée."

J'incline légèrement la tête devant les deux femmes avant de remonter le col de mon manteau, faisant tomber un peu de la neige qui le recouvre en passant, avant de rejoindre les jeunes elfes tout en gardant quelques distances avec eux. J'ai assez joué pour la soirée, et si nous devons traverser les rues de la ville, j'aime autant rester sur mes gardes. On ne sait jamais qui on peut croiser, surtout avec des gosses, surtout avec des gosses qui sont pas les siens.