Où va ce monde? [Rampa&Abraxas]

Passez une semaine à observer le Grand Incendie de Chicago et ses conséquences directes sur la vie locale et revenez en 2023 pour trouver un trou béant en lieu et place de quelques bâtiments de la ville. Je dois admettre avoir craint un instant d'avoir écrasé le mauvais moustique ou dérangé le mauvais gravas au cours de mon voyage, avant de réaliser que cette affaire n'est pas de mon fait. Si je pourrais y remédier? Peut-être. Mais j'ai appris à laisser le Temps suivre son œuvre tant qu'il n'est pas nécessaire d'intervenir... ou tant que je ne juge pas nécessaire d'intervenir. Ce qui ne ferme pas la porte à une intervention de ma part si je juge, dans un futur plus ou moins proche, que cet évènement était un accident de parcours, un arbre mort obstruant l'arche d'un pont, ayant forcé le fleuve du Temps à dévier de son lit. Dans l'immédiat, je suis curieux, et du comment, et de ce que cela peut amener comme conséquences. L'inévitable prise de conscience des humains? Les humains ont eu un million d'occasions de prendre conscience de notre monde depuis que je suis sur Terre, et allez savoir combien depuis qu'ils y sont, eux.

J'ai pu remarquer que l'activité de la ville est moindre au lever du soleil que tard dans la nuit, c'est donc au soleil tout juste levant qu'on me trouve au bord du précipice, le regard perdu vers le fond du trou où l'on peut discerner des tonnes de gravas et un semblant du paysage qui devait autrefois s'offrir aux yeux de ceux qui arrivaient à Illusk par l'entrée principale. Sans compter tout ce qui attend encore de tomber, coincé entre deux étages de cet imbroglio, lampadaires accrochés par le câble souterrain qui les alimente encore, voitures abandonnées piégées en équilibre sur un rocher incertain de la direction qu'il doit prendre, mais tout en même temps irrémédiablement attiré par les profondeurs de la terre. Une part de moi quitte cette réalité, étudiant les options que pourrait s'offrir le Temps avant que cet évènement ne devienne immuable, inchangeable, jusqu'à ce qu'une voix dans mon dos me fasse revenir au présent.

"Azazel avait-il vraiment prévu une telle issue ou s'est-il une nouvelle fois emmêlé les pinceaux dans ses projets?"

Il est de notoriété publique que je méprise l'ancien diable et actuel maire de la ville, du moins chez mes frères démons. Et l'aura de celui qui me rejoint suffit à me donner son identité plus surement que s'il me tendait ses papiers. Rampa est un jeunot, mais un jeunot aussi intelligent que ambitieux, et je sais sans l'ombre d'un doute que Azazel a mis ses œufs dans le mauvais panier avec lui. Autant qu'avec Barabas d'ailleurs. Quelque part, je pense que Rampa surveille que le démon n'aille pas trop loin... quant à mon frère, il se contente de surfer une vague en attendant d'être l'océan qui l'étouffera. S'il n'est pas un meneur, je ne le prendrai pas comme suiveur, pas sans avoir des envies de suicide.

Le tremblement de terre qui a secoué la ville m’a laissé perplexe. Mon instinct m’a hurlé que rien de naturel pouvait causer une telle secousse et j’étais encore bien loin de la réalité. Forcément, les coups de fils ont rapidement suivi pour me prévenir de la situation. Je ne suis pas directement concerné, mais la police, pompiers et hôpitaux risquent d’être débordé, s’en suit généralement un vent de panique, des émeutes. Enfin bref, la ville va être à sac et les figures notoires doivent statuer pour établir un plan d’action. L’urgence est de mise et je vais être débordé …

Toutefois, ma curiosité ma pique et au petit matin, avant de devoir mener la course folle qui m’attend, je me décide d’aller voir par moi-même l’étendue des dégâts. Je n’ignore pas qu’Azazel ne s’intéresse pas qu’à sa vie de maire de Chicago, mais là, il a fait fort !

« Bordel ! »

Ce n’est presque qu’un murmure, mais un de mes congénères est témoin de ma vulgarité …

Je tourne un regard nonchalant en sa direction avant de comprendre que ce n’est pas n’importe qui.

Clope au coin du bec, je tire une dernière latte avant de la jeter d’une pichenette dans les profondeurs qui me font faces.

« Je ne sais pas, mais cela me fatigue déjà … lui va trôner paisiblement pendant que d’autres vont devoir gérer ce foutoir. »

Je grince des dents. Je ne suis pas du genre à me montrer directement en opposition envers Monsieur le Maire, mais son acte a couté la vie à beaucoup de personne et je dois avouer que si je n’avais pas été avec Inaya au téléphone lors de l’effondrement, j’aurais mis en pièce quiconque se trouve sur mon trajet tant que je n’aurais pas été rassuré de voir ma douce vivante.

Et là, ce n’est que la partie visible de l’iceberg puisqu’il va s’en dire que Azazel va sans doute aussi vouloir nous envoyer jouer les pantins pour prendre aussi le contrôle de Illusk maintenant qu’elle est à ciel ouvert, je ne doute pas qu’une seconde qu’il a calculé tout cela minutieusement.

Je soupire et m’approche un peu plus du démon du temps. Une décision s’impose et je savais que tôt ou tard il me faudrait la prendre … me retourner contre Azazel officiellement. Je ne supporte plus ces petits jeux et être sa marionnette me lasse. Il est évident que je ne peux plus rien faire en me dissimulant dans l’ombre de ce démon pathétique. Même en étant Maire, il lui sera difficile d’agir contre moi publiquement. J’ai moi-même acquis ma propre notoriété et mes filets peuvent m’aider à continuer de l’observer indirectement.

« Il faut protéger la ville … »

Ça m’échappe … je suis sincère … certes pour des raisons égoïstes, mais au moins je le pense. Inaya refusera de partir d’ici, même si tout menace de s’écrouler. En plus, elle risque d’avoir beaucoup de travail si elle n’est pas mobilisée par les urgences en primes pour aider les médecins des hôpitaux.

Un nouveau soupir franchit mes lèvres. Au moins, des cas similaires de dolines se sont déjà produits dans d’autres grandes villes. Il faudra juste voir ce qu’il se trame à Illusk et c’est là que ça se complique.

Sa déclaration sur les actes à venir de Azazel (à savoir, pas grand chose pour corriger son bordel) me tire un sourire en coin alors qu'il me conforte dans l'idée que je me faisait du personnage qui me fait face. Sans doute a-t-il fait preuve d'opportunisme en suivant d'abord cet ancien diable en disgrâce, mais à présent, il a l'intelligence de voir derrière le masque.

"Si je peux me permettre. Hormis le fait que la moitié de vos comparses est assez indigne de confiance pour rendre toute alliance caduque. Pourquoi continuer à le suivre? Il me semble que vous avez la capacité de le renverser une fois encore, pour peu que vous vous associiez."

Une question légitime que tout un chacun connaissant un peu certains des leurs doit se poser, mais je ne lui ferait pas l'affront d'insister s'il souhaite éviter le sujet. Disons qu'on ne se connait pas assez pour parler politique, et sans doute pour accepter l'avis de l'autre sur la question.

Mon regard se porte sur lui quand il dit à demi mots qu'il va nous falloir protéger la ville. Tous les démons ne sont peut-être pas à balancer dans le même brasier infernal, il faut croire. La plupart des nôtres ne jurent que par la destruction et le chaos, après tout. Il n'y a qu'à voir comment Lloth est même parvenus à faire adopter ce mode de vie à ses ouailles drows... tiens, dans le genre "indigne de confiance", l'araignée se porte aux premiers rangs.

"Cette ville et celle d'en dessous. Azazel a eu des années pour détruire Chicago. S'il ne l'a pas fait jusque là, j'imagine que c'est parce que son objectif était Illusk."

Enfin, je n'étais pas là aux prémices de l'arrivée du démon en ville, alors je laisse les experts me confirmer ou non cette théorie.

Je jette un œil au démon qui me complimente.

« Ce n’est pas une question de le renverser, plutôt une envie de le contrôler … je ne me sentais pas la capacité de pouvoir me retourner contre lui … vous me flattez de le penser, mais faire alliance est une chose difficile lorsqu’on est un démon … »

Pas besoin d’en dire plus, il sait très bien de quoi je parle. Nous sommes un peuple qui n’accorde pas sa confiance aisément et pour de très bonnes raisons. Il est aussi difficile de trouver quelqu’un qui nous fasse confiance que de lui la retourner. Ou alors, il aurait fallu chercher dans d’autres races, mais notre réputation à tendance à nous précéder. Je soupire une fois de plus.

« Si je n’étais qu’une ombre, au moins, j’avais une vague connaissance de ces agissements, mais je me suis trompé. Je n’ai pas vu assez loin et voilà le résultat. »

Je désigne d’un large geste de la main, le gouffre que nous contemplons depuis quelques minutes maintenant. C’est un désastre.

« Je savais qu’Illusk était plus ou moins dans ses ambitions, mais je n’imaginais pas qu’il la ferait surgir au point de négliger Chicago … La ville sous-terraine doit avoir plus de valeur à ses yeux je suppose, mais cela n’est pas une bonne nouvelle pour nous … qui nous dit qu’il n’ira pas achever son travail maintenant ? »

Est-ce qu’il a acquis assez de pouvoirs auprès de crétaure en surface pour pouvoir envahir celle sous terre ? Ou est ce que simplement sa patience a atteint ses limites ? Je doute que la seconde soit vrai. Ce démon a plus de patience qu’un moine tibétain, ce qui est quand même un comble.

« Et vous ? Vous me proposeriez quelque chose pour m’aider ? »

Après tout, s’il me parle d’alliance, c’est peut-être qu’il a une idée en tête et je ne suis pas sans savoir le lien qu’il a avec Barabas … Après tout, je suis assez ancien pour connaître ce genre d’histoires, même si je ne les ai pas vécus directement.

"Vous prêchez à un converti."

Il n'est pas faux de dire que si je le souhaitais, je pourrai obtenir les alliances que je souhaite quand je le souhaite. Il parait qu'il vaut mieux avoir de son coté un homme ayant la capacité de vous enfermer ad vitam aeternam dans une boucle temporelle de la durée de son choix. On devient fou assez rapidement face aux cinq mêmes minutes répétées en boucle. Mais si je connais une règle parmi les miens, c'est de garder un œil sur ses ennemis, et les deux yeux braqués sur ses "amis". Ma réputation suffit la plupart du temps à me préserver des coups d'épée dans le dos, mais je sais qu'on attend que je relâche ma vigilance pour me la faire à l'envers.

"Nombreux sont ceux à ne pas avoir vu venir les agissements d'Azazel, et ce depuis sa prime jeunesse, croyez moi. J'ai connu plus d'un diable, et chacun d'entre eux, à sa façon, a tenté de me rallier à sa cause. Azazel n'est que le reflet de la folie qui anime sa génération, celle que nous n'avons su observer qu'une fois trop bien installée."

Je me perds un instant de plus dans la contemplation du gouffre à nos pieds, écartant une main pour capter les émanations de magie qui en remontent. Faible, mais présente, de quoi me dissuader de sauter dans le trou si l'envie m'en avait dit. Les ouailles de Lolth vénèrent autant les démons qu'ils s'en méfient, et j'ose penser que si un peuple peut avoir la magie pour nous repousser, c'est celui-là. Et les sorciers, mais là je parle d'expérience personnelle.

"Tout ça pour dire que vous n'avez pas à vous en vouloir personnellement. Rien ne le prédestinait à régner, ni à survivre à son bannissement de l'Enfer, et certainement pas à s'imaginer pouvoir recréer son royaume ici, à la surface. Si nous connaissions la destinée de chaque enfant dès sa naissance, peu sortiraient vivants du berceau."

Ce qui est encore plus vrai parmi les nôtres. Et ne parlons même pas des dizaines d'hybrides que les plus inférieurs des nôtres laissent sur leur passage. En matière de meurtre, on peut parler des vampires, mais ce n'est pas une vie de l'esprit que de dire que certains tueurs en série sont habités par le démon.

"Rien ne nous le dit. Pas dans l'immédiat en tout cas. Illusk a sa magie propre, et j'imagine qu'aller la défier sans préparation est une folie. En même temps, il a réveillé l'ignorance de millions d'humains prêts à se rebiffer contre ce que nous sommes. Je ne prétend pas comprendre ses intentions, si cela était intentionnel, mais je crains qu'il n'ait placé ses espoirs dans d'autres pions que nous."

En plusieurs millénaires et en des dizaines de centaines de voyages à toutes ces époques où je n'étais pas présent dans ma propre ligne temporelle, j'ai appris à connaitre les humains, leur fascination pour tout ce qui les dépasse, et leur peur quand ils comprennent que le rêve était réel. J'ai vu les chasses aux sorcières de l'Inquisition, la traque des loups-garous du Gévaudan, les massacres que chaque peuple conquérant provoque sur les peuples conquis, par appâts du gain et peur qu'une civilisation d'apparence inférieure se révèle finalement capable de prendre le dessus sur ses agresseurs. Il y a plusieurs siècles, les hommes utilisaient le feu et le bois pour nous combattre. Aujourd'hui, ils ont les armes nucléaires et tout un tas d'autres inventions à faire pâlir la plupart de nos dons. Si je trouve que les intégrer à la partie est un bon coup à jouer? Excellent même, si je peux me permettre.

"Je pourrais. Je veux dire qu'il est sans doute en mon pouvoir de remonter le temps et faire en sorte que cet évènement n'arrive jamais. Mais il ne suffit pas de claquer des doigts pour le faire. Il faut voir le Temps comme une route, avec des intersections, des déviations, et des carambolages. Si c'est un évènement fixe, quelque chose d'irrémédiable, on peut prendre toutes les déviations que l'on souhaite, passer par tous les chemins de traverse, c'est irrémédiable, nous nous retrouverons au dessus de ce même gouffre à évoquer la façon d'y remédier. Si c'est un accident parfaitement évitable, encore faut-il trouver la bonne intersection où tourner. Il ne sert à rien d'essayer de sauver une maison des flammes en revenant en plein cœur du brasier. L'idée, c'est d'arriver avant que le mégot soit jeté."

Il y a aussi ces évènements où de nombreux "si" auraient sauvé Paris. Si le Titanic avait eu plus de canots de sauvetage, moins de gens auraient péri. Si les vigies avaient vu l'iceberg plus tôt, ils auraient pu l'éviter. Si la radio n'avait pas été occupée, les secours seraient arrivés plus vite... en reculant d'avantage, si les matériaux avaient été meilleurs, la coque ne se serait pas déchirée. Des dizaines d'occasions de changer le cours du temps. Cela dit, j'ai assez étudié le scénario pour savoir que le naufrage du Titanic, aussi triste soit-il, a empêché bien d'autres catastrophes en offrant une leçon aux hommes. Il faut savoir choisir ses guerres.

Je frotte mon menton d’une main pensive, le regard toujours perdu vers cette immensité qui me semble être un reflet de mon inutilité contre Azazel et ses desseins. Je soupire.

« C’est une piètre consolation, mais ce n’est pas en m’octroyant le luxe de ne pas me sentir responsable qui m’enlèvera ce poids. »

Comme seul un démon sait le faire, Azazel a fait preuve d’une stupidité sans nom et je n’apprécie guère que cela impacte mon train-train quotidien. Il me faut bien avouer que j’ai pris gout à toutes les frivolités que m’aspire la vie d’un humain lambda.

« C’est là que j’ai un doute … S’il a ouvert les hostilités, peut-être est-il même déjà prêt à affronter ceux qui siègent sous nos pieds. Et s’il a véritablement d’autres pions que nous, qui sont-ils ? »

Je n’attends pas de réelles réponses de la part de mon interlocuteur et je doute qu’il ait plus d’élément à apporter. Je contemple Abraxas alors qu’il met en lumière ses connaissances sur le temps, les lignes temporelles ou encore, les difficultés que nous pourrions rencontrer à vouloir aller trop vite à résoudre la probabilité d’apparition de cet évènement. Je reste longuement songeur face à la complexité de ce plan.

« Je crains que les intersections ne soient nombreuses et trouver la bonne pourrait nous prendre un temps considérable, mais cela doit vous sembler bien désuet vous pour qui le temps a une conception tout autre que pour nous autres. »

Je soupire une fois encore. Hélas, je n’ai pas tout le temps du monde à laisser filer … Inaya m’attend et je ne peux pas imaginer passer le reste de sa vie à chasser Azazel. Mais peut-être que je ne saisis pas toute l’immensité du pouvoir d’Abraxas. Je tente de comprendre mieux son idée à travers mes propres exigences. Après tout, je reste un démon comme un autre et je n’arrive pas à me détacher de mon intérêt personnel. Heureusement, celui-ci n’est autre que le bien-être d’Inaya et il s’avère que cela peut également coïncider avec la survie de Chicago et de ses habitants.

« Ce tour de passe-passe pourrait se dérouler en dehors de cette time line ? Pourrions nous passer outre la vigilance d’Azazel et de ses sous-fifres ? »

Certes, il va de soi que je ne vais pas exposer ma vulnérabilité à cet autre démon, même si nous formons un partenariat provisoire. Ma Douce est ma part de lumière que je ne peux révéler. Je plonge mon regard dans celui du démon du temps.

« Je ne veux pas que cela interfère avec cette ligne temporelle, ma situation actuelle. J’ai besoin qu’Azazel continue de me croire de son côté, ne pas compromettre ma couverture afin de continuer à avoir accès à ses déplacements, ses ordres, ses intentions … mêle si je doute aujourd’hui de l’avoir réellement dupé … Cela restera également à voir s’il me considère comme un ennemi ou juste un importun. »

Le premier risquerait d’être contrariant, mais le second est incroyablement vexant. Mon égo étant ce qu’il est …