It will hurt ! with Eliot

Il y avait quelques temps à présent que je n'avais pas eu le plaisir d'offrir quelques cours à mes étudiants sub-aquatiques, et je dois dire que cela n'est pas pour me déplaire. Si mes élèves de Chicago ont accepté que leur prof est bizarre et a des théories farfelues dont on ne sait jamais s'il les invente pour empêcher le groupe de s'endormir ou s'il est parfaitement sérieux, je me sens plus libre de parler de tout et de rien avec ce groupe qui a pleinement conscience de la nature de leur professeur. Disons que c'est plus naturel pour moi, et que cela me donne la possibilité d'être sans filtre concernant le surnaturel.

Les cours finis, j'envisage de rentrer chez moi, à Chicago. Un chez-moi plutôt vide depuis que ma femme et ma fille m'ont quitté. La première par la force des choses, la seconde parce que je ne suis sans doute pas doué comme père célibataire devant jongler entre le décès prématuré de son épouse et la crise d'adolescence tardive de sa fille unique. Peut-être une bonne raison de m'offrir un bain dans le lac avant de rentrer. Personne ne m'attend, après tout. Et puis en même temps, cela me permettra de réfléchir à la question-colle que m'a posé une jeune sirène pas plus tard qu'en ce début d'après-midi... "si les oiseaux et les lézards descendent des dinosaures, c'est bien que tous n'ont pas été tués au cours de la grande Extinction?", ça, facile... "du coup, pourquoi ils ont changé à ce point?" , ça, moins facile. Et comme je sens venir le lien avec mes cousins Dragons... j'ai préféré promettre quelques recherches avant d'y revenir... oui, sinon, le sujet du cours, c'était l'influence de la culture des natifs d'Amérique dans la civilisation actuelle... ne me demandez pas comment on a dévié à ce point.

Je pénètre dans le sas de sortie pour me rendre compte que quelqu'un s'y trouve déjà, et m'excuser rapidement tout en détournant le regard quelques instants, le temps qu'elle ne se relève en réalité. Je crois que je saurai supporter de la voir lacer ses chaussures. Cette pièce est d'un incroyable manque d'intimité, quand on y pense.

"Moïra?"

Je m'attendais si peu à voir ma fille ici et maintenant que je manque ne pas la reconnaitre. En même temps, il y a quelque chose de différent en elle. Je peux le sentir, même si je suis pour le moment incapable de mettre le doigt dessus.

"Qu'est-ce que t.. je suis heureux de te voir là, c'est tellement... inopiné. Et bienvenu. Tu comptes rester, dis?"

Je garde difficilement ma retenue. J'ignore si ma petite dragonne accepterait que je me montre démonstratif avec elle, après notre dernière discussion. Je préfère donc la laisser venir à moi, me contentant de l'observer sous toutes les coutures.

"Je comprends. Si tu as besoin de temps.."

Un pieux mensonge? Non. Ma fille et moi avons depuis longtemps compris qu'aucun de nous deux ne pouvait réellement mentir à l'autre. Je dirai même qu'elle m'a appris à ne plus savoir mentir, tout court. Si on excepte les mensonges basés sur la dissimulation de notre nature au reste du monde, bien entendu. J'avoue néanmoins qu'une partie de moi refuse de comprendre, ou de lui laisser du temps. Cette partie qui appartient au père qui retrouve sa seule enfant après une absence de cinq ans, et une séparation telle qu'on l'a vécue. Cette lettre que j'ai appris par coeur à force de la relire, tachant de trouver un détail, ou trois fois rien, entre les mots, pour me guider vers elle. Elle avait besoin de temps à l'époque, pour digérer ce qui nous est arrivé. La perte de sa mère, le fait que, aussi puissants que nous soyons, nous sommes totalement impuissants face à des choses aussi ridicules que quelques cellules viciées dans un corps... et probablement le fait que je lui ai toujours dit que ne pas divulguer notre secret à sa propre mère, à ma propre épouse, la protègerait ...

"D'accord. Peut-être que ce n'est pas totalement vrai. Et que tu me manques plus que tout autre chose au monde. Et que même si j'avais une chose importante à faire ici et maintenant, ce qui n'est pas à l'ordre du jour, je trouverais quand même tout le temps du monde à te consacrer, tout de suite. Si tu veux bien."

Une fois de plus, je ne suis pas totalement franc avec elle. Parce qu'elle n'est pas l'unique personne à me manquer de façon si cruelle jour après jour, après jour après jour. Mais je sais, malheureusement, ce qu'il est advenu de mon épouse. Ne pas savoir ce qu'il était advenu de ma propre enfant, durant tout ce temps, a été une douleur presque pire à porter. Je tend une main dans sa direction, à quelques centimètres de toucher son bras sans m'y oser cependant, je dois l'avouer, inconfortable sur la meilleure posture à adopter pour ne pas la faire reculer. Et pourtant, c'est elle qui est revenue ici, sachant parfaitement que je m'y trouverais, alors, de quoi ai-je peur? Sans doute qu'elle ne regrette trop vite ce retour improvisé.

"Je sais où on peut se retrouver tranquilles, si tu veux. Je doute qu'un de mes élèves n'ait l'idée de retourner dans sa salle de classe après la fin des cours."

Sa main rejoint la mienne, que je referme tendrement autour de ses doigts fins, tout en y rajoutant mon autre main, profitant de chaque instant de ce contact entre nous. Cinq ans, c'est long, et c'est pour moi un soulagement de voir qu'elle semble se porter comme un charme. En apparence du moins. Je comprend rapidement qu'elle a du faire des dizaines de détours, dans son esprit, avant de réussir à franchir le pas de revenir dans ces eaux.

Je lui rend son sourire quand elle décide de me suivre, et j'embrasse rapidement cette main dans les miennes avant de la relâcher, sentant que ma fille n'aurait pas besoin que je la tienne par la main pour me suivre. C'est en silence que nous traversons une partie de la cité sous-marine jusqu'à rejoindre l'école où j'offre mes cours à des élèves autrement plus magiques qu'à la surface. Si je parait serein? En vérité, mes émotions sont un tel méli-mélo que je ne sais pas même comment je parviens à conserver assez de concentration pour garder ma forme actuelle. Sans doute par habitude plus qu'autre chose, mais si vous apercevez quelques écailles se promener sur le dos de ma main, ne soyez pas surpris.

Arrivés sur place, si Moïra décide de s'appuyer sur un bureau d'élève, c'est sur le mien que je m'installe, pour ma part totalement assis sur le bois, lui laissant juste assez de place pour respirer tout en étant présent pour elle. Mon regard reste d'ailleurs centré sur elle, étudiant chaque parcelle de son être. Elle a changé, bien sur, mais je butte pour mettre un doigt sur ce changement. Une impression générale? Pas sur. Plutôt quelque chose sur lequel mon esprit fait un blocage, et pour lequel je décide de la laisser éclairer ma lanterne.

Je l'arrête cependant d'une main levée sur ses derniers mots. Avant de me lever aussi sec de mon bureau, et la rejoindre, m'accroupissant devant elle pour croiser son regard fuyant.

"Tu n'as aucune raison de me demander pardon. Tu avais besoin d'espace, et je n'ai fait que t'étouffer de mes attentions. Je ne cherche pas à porter le blâme, tu m'as fait tourner chèvre, et ça, je ne te le prendrais pas, mais les tords sont partagés."

Je prend ses mains dans les miennes avant de me relever, les articulations de mes genoux me faisant comprendre que je n'ai plus son âge. Pour finir par l'attirer contre moi, tenant juste à la savoir près de moi. Non seulement je l'aime, bien sur, mais j'ai attrapé un défaut bien connu de mon espèce... j'aime à ce que ce qui est à moi soit près de moi. C'est un peu déroutant de parler de ma fille ainsi, bien sur, et je doute que la formulation lui plaise, mais croyez-moi, elle comprendra bien assez vite le jour où elle fondera sa propre famille.

"Mais s'il te plait, la prochaine fois, envoie au moins une carte postale, que je sache que tu vas bien."

Des mots sans doute étouffés par mes lèvres dans ses cheveux. A moins qu'elle ne me repousse elle-même, je ne suis pas près de la lâcher. D'accord, on avait évoqué une conversation qui attend son heure depuis cinq longues années... Je fais donc un effort sur moi-même pour m'écarter juste assez pour que l'on puisse parler proprement, sans avoir à déchiffrer les mots de l'autre.

"Pardon, tu disais avoir des questions? Si tu penses que je peux t'aider, n'hésites surtout pas."

Je lui souris, glissant une main sur sa joue pour essuyer une larme, tout en étouffant un reniflement peu flatteur. J'imagine que mon visage est aussi trempé que le sien, et je n'ai pas l'excuse d'être allé faire un tour dans l'eau du lac.

Je relève la tête, surpris, quand elle évoque sa grand-mère. Bien sur qu'on en a déjà parlé, comme elle a pu parler de ses grands-parents maternels avec sa mère, mais il semblerait qu'elle ai des interrogations plus spécifiques sur le sujet aujourd'hui. Vrai qu'elle n'est plus la petite fille de dix ans qui voulait entendre des histoires de dragon et de monstre du lac. Je m'installe sur le bureau le plus proche, croisant les mains contre ma jambe alors que je cherche comment lui répondre. S'il ne se passe pas une journée sans que je ne pense à ma défunte mère, il y a bien longtemps que je n'ai pas eu l'occasion de parler d'elle. Cinq années, je dirai.

"C'était une mère poule. Une vraie tigresse veillant sur son petit. Elle m'a appris tout ce qu'il fallait pour survivre dans le lac. Et éviter les humains. Je suis à peu près sur que, où qu'elle soit aujourd'hui, elle doit se frapper la tête contre les murs concernant mon choix de vie."

Je souris légèrement, me perdant dans une vague de nostalgie, à une époque où ma seule préoccupation était de remonter à la surface à l'écart de l'ombre des coques de bateaux de pêche qui évoluaient à la surface du lac.

"Sans doute a-t-elle oublié de m'apprendre à être humain. J'imagine que si elle ne m'avait pas si souvent trouvé à la surface à observer ces étranges bêtes à deux pattes évoluer au bord du lac, elle ne m'aurait jamais expliqué comment prendre cette apparence. Je crois bien que le seul contact "positif" qu'elle a du avoir avec un humain a été ma conception, pour tout dire."

Mais faut dire ce qui est, le Loch avait beau être grand et plein de découvertes à faire, et j'avais beau aimer ma mère comme un fils peut le faire, c'était pas les dorades qui me divertissaient. Les humains avaient ce truc étrange qui les rendaient intéressants à mes yeux, même si les observer vider des entrailles de poisson près des quais a réussi à me faire rendre mon diner une fois ou deux. "C'est ce qu'ils feront de nous s'ils nous trouvent" que disait ma mère. De quoi me retenir de me montrer, croyez bien.

"Ma mère n'avait pas renié sa nature comme je l'ai fait. Elle était un dragon, à 200%. Elle vivait dans le lac, chassait dans le lac, et il y avait suffisamment de grottes aux entrées sous-marines dans le lac pour se reposer à l'abri entre deux plongées. Elle m'a pondu, m'a laissé me débrouiller pour briser ma coquille comme un grand, et m'a élevé comme un dragon. C'est ce que je prévoyais pour toi. A une époque lointaine où j'évoquais l'idée d'avoir des enfants sans penser une seconde aux détails qui allaient avec. Ta mère était humaine, tu es née comme telle, et je l'aimais bien trop pour t'enlever à elle et t'élever dans le lac. Je t'ai privé de la possibilité d'être un dragon à part entière, je t'ai conduit à considérer ce .. camouflage comme véritable nature. C'est une croix que je porterai jusqu'à ma fin. Mais si je devais faire autrement, je ne le ferai pas."

"Non c'est certain, rien ne devrait pouvoir pousser des parents à renier leurs enfants. Et t'as raison. Elle serait aussi fière de moi que ta mère serait fière de toi. Autant que je le suis. Je me demande juste quand tu as acquis une telle maturité!"

Ce qui se voulait une légère plaisanterie tombe cependant à plat quand je croise ses yeux brillants, à la limite de verser des larmes que je ne souhaiterai pas y trouver. Et sa phrase suivante en rajoute une couche en la matière, terminant de me confirmer que, au-delà de revenir "à la maison", je crois que le retour de Moïra ici n'est pas anodin. Elle a besoin de me parler, c'est certain. Reste à savoir de quoi. Je descends finalement du bureau sur lequel je suis installé, me rapprochant davantage encore d'elle, m'accroupissant une fois de plus devant elle tout en attrapant ses mains doucement, les faisant glisser dans les miennes.

"J'ignore ce qui t'es arrivé depuis ton départ, et je ne te demanderai pas de détails que tu ne voudrais pas me donner. Mais je vois bien que ça ne va pas. Je n'ai pas toujours été le meilleur des pères, mais je veux que tu saches que tu peux tout me dire, je serais là pour toi, quel que soit le problème avec lequel tu te bats. C'est une promesse que je t'ai faite le jour de ta naissance, et que je réitère aujourd'hui, à défaut de l'avoir toujours respectée par le passé."

A savoir? Que j'étais trop préoccupé par ma propre souffrance pour voir la sienne, pour réaliser que je n'avais pas été le seul à perdre la femme de ma vie, mon épouse, sa mère. Le réaliser trop tard, après l'avoir perdue elle aussi, même si c'était, heureusement, d'une façon moins définitive.

Je ne vois d'abord pas où elle veut en venir, avant que ça ne sorte, dans un souffle que je n'aurai sans doute pas entendu si j' n'avais pas été concentré, l'ouïe toute occupée par elle et elle seule. Loin de m'y attendre, et pourtant, je réaliserai bien assez vite que les signes étaient là, sous mon nez, je plaide coupable de ne sans doute pas avoir la meilleure réaction du monde, à savoir, rester interdit l'espace d'un instant qui peut paraitre une éternité, avant de passer mes mains sur mon visage, prenant le temps de réaliser avant que mon regard et mon attention ne reviennent vers ma fille, qui semble plus tendue que jamais, attendant surement que je lui offre une morale. J'ai pas l'impression que c'est ce dont elle aurait besoin. La morale, elle se l'est déjà infligée à elle-même, c'est certain.

"Tu es..."

L'émotion prend le dessus, et je ne lui demande pas son avis pour la serrer contre moi de toute ma force de dragon, avant de la libérer légèrement, croisant son regard, y décelant l'information que je n'osais lui demander.

"Et tu es revenue seule... Je suis désolé. Mais je veux que tu saches que je serai là pour toi. Pour vous. Même si j'escomptais prendre quelques rides avant qu'on ne m'appelle grand-père!"

Une tentative de dérider la situation qui n'aura sans doute pas le succès attendu, mais je veux que ma fille comprenne que, loin de la juger pour ce qui s'est peut-être ou peut-être pas passé, le pourquoi du comment de la situation actuelle, je suis heureux que ce soit vers moi qu'elle ai su se tourner, et je ne compte pas l'abandonner à son sort.

Je vois venir la crise de panique une demi-seconde avant qu'elle ne se retrouve pliée en deux au sol, le souffle court, et je m'agenouille devant elle, mes mains posées sur ses épaules pour lui apporter tout le soutien dont elle a besoin. Je ne prétendrais pas être en capacité de savoir ce par quoi elle passe, même si elle a été une source d'angoisse pour moi durant une bonne partie de la grossesse de sa mère, sans parler de l'angoisse de tout parent dès que son enfant mouche du nez ou a une poussée de fièvre.

"Oh que si, tu vas y arriver. Comme ta mère avant toi. Et ta grand-mère. Je serai là pour toi. J'ignore autant que toi dans quoi on s'apprête à mettre les pieds, mais je ne te laisserai pas faire ça toute seule."

Ma main glisse dans son dos que je caresse doucement en cercles concentriques ayant pour but de l'aider à se calmer, avant que je ne finisse par m'asseoir au sol à coté d'elle, l'attirant doucement contre moi pour la bercer tendrement, finissant instinctivement par fredonner l'une de ces berceuses que je lui fredonnais dans son enfance, même si je dois admettre me rappeler davantage du rythme que des paroles, qui ne deviennent bientôt que l'un de ces murmures de gorge que l'on utilise quand les paroles nous sont totalement inconnues.

Je souris tristement derrière le masque de ses cheveux, ne trouvant qu'une simple phrase à lui répondre concernant ma mère et mon épouse, sa grand-mère et sa mère.

"Moi aussi ma puce, moi aussi."

Si j'aurai souhaité que ma mère ait pu connaitre ma fille? Bien sur. Même si je ne suis pas convaincu que nous aurions la vie que nous avons aujourd'hui, pas sans quelques prises de tête à ce sujet en tout cas. Aucun doute sur le fait que ma mère aurait tout fait pour me convaincre d'élever ma fille comme une dragonne davantage que comme la jeune femme exceptionnelle qu'elle est devenue aujourd'hui. Et aucun doute sur le fait qu'elle aurait fait une dragonne (comme l'entendait ma mère, je veux dire) tout aussi exceptionnelle. Mais je crois qu'hormis le fait que j'aimais trop sa mère pour la laisser seule en la privant de notre enfant, il nous faut apprendre à vivre avec notre temps. La vie n'est plus sure dans les lacs, pas pour y vivre à l'année en tout cas.

"J'avoue. Je compte sur toi pour me les réapprendre alors."

Je l'embrasse dans les cheveux, finissant par l'écouter respirer, tout simplement. Après toutes ces années d'absence, de distance entre nous, j'espère sincèrement que nous avons atteint le bout du tunnel, tout en me demandant s'il sera si simple de réapprendre à avancer ensemble. Ca, je crois que seul le temps nous le dira.