On m'a un jour dit que qui peut le plus peut le moins. C'est pourquoi je ne vais pas palabrer trois heures sur le pourquoi du comment un voyageur temporel tel que moi peut se retrouver en retard à un rendez-vous non programmé. J'avais dit que j'irais potentiellement prendre un café un jour. Connaissant ma gestion épouvantable d'un emploi du temps, j'avais préféré ne pas donner de date, et j'ai bien fait. Mais voilà, après un mois de retard, que je viens enfin le prendre, ce café. Donc. Me voilà dans le bar de l'hotel de Matthew Savage, à attendre quelqu'un dont j'ignore s'il aura l'idée de ce rendez-vous, le tout devant un café aussi corsé que les flammes de l'Enfer.

Elle n'est d'ordinaire qu'une ombre, que l'on croise du coin de l’œil au détour des ruelles, jamais certain que son apparition n'est pas totalement un rêve, jamais sur du contraire. Mais, peu importe l'apparence qu'elle se donne, son aura ne change jamais. Et parvient à éclipser celle du démon qui me tient compagnie. Un démon que j'ai tout juste eu le temps de saluer en retour de son commentaire à mon égard avant qu'elle n'arrive. On dit qu'elle veille sur cette ville depuis sa fondation. D'où vient-elle? Qui est-elle? Mes sources se sont toutes taries à ce sujet.

"Ce doit être de la plus haute importance pour que tu prenne le risque de te présenter ici en dehors des heures de fermeture... Tu as bien des heures de fermeture, Matthew?"

J'avais décidé aujourd'hui de respecter le souhait du jeune démon d'adopter un nom si banalement humain en société. D'aucuns diraient que je devrais m'y mettre moi aussi, mais mon nom n'est pour moi aucunement source de honte, alors, pour le moment, je m'y tiens.

Je suis plus café que spiritueux d'ordinaire, mais je sens que le verre va être le bienvenu pour entendre ce que Spirit a à nous dire. On ne peut pas dire que telle rencontre soit fréquente. D'ordinaire, c'est une ombre, un murmure, ou encore une intuition, suivant l'humeur apparemment. Et l'humeur semble présentement massacrante, ainsi que la nouvelle ombrageuse. Si quelqu'un a "mis le bordel dans l'espace-temps", pourquoi est-ce que je ne capte aucun changement notable?

Je ferme les yeux, me concentrant sur l'époque qu'elle me donne pour en étudier les diverses possibilités et comprendre rapidement le problème.

"Pour ta gouverne, nous ne sommes pas les seuls voyageurs temporels qui trainent dans l'espace temps. On répare plus d'erreurs qu'on en provoque."

Je récupère suffisamment de concentration pour voir ce que je veux voir, comprenant finalement le souci.

"Si je vous dit que Hitler a compris que le débarquement se ferait pas à Dunkerque? Il semblerait que le débarquement de Normandie ai été un massacre... et on sait tous que les allemands n'auraient pas eu l'intelligence de trouver ça tout seul."

L'esprit - ou quoi que ce soit qu'elle puisse être en réalité - ne semble guère convaincue par nos protestations. Et son regard insistant me fait me replonger dans mes souvenirs. A quel moment je suis allé du coté de 1940 moi? Non, jamais, et encore moins en France. Alors, qu'ai-je bien pu faire cette semaine qui auraient mené à ce "léger" décalage? Ma seule action préjudiciable a été de tricher face au décès de Axelonnie, mais j'ai de grands doutes sur le fait que cette fragile humaine serait retourné dans le passé pour prévenir Hitler que son plan était mauvais... Elle a bien d'autres choses à penser.

"Si il n'y avait que nous, ça serait trop simple. Rajoute que les humains l'inventeront d'ici moins d'un siècle, la machine à retourner dans le temps. Ça fait du monde."

Je prend une gorgée de mon breuvage, laissant l'alcool descendre dans ma gorge avant de relever le regard vers mes deux compagnons de tablée.

"J'ai peut-être touché à quelque chose. A notre époque, et sans grande conséquence. Et je vous arrête tout de suite, je ne reviendrais pas en arrière. Mais il est probable que je n'ai pas suffisamment considéré l'effet papillon de cette décision. Et je n'ai pas besoin d'une morale, je connaissais les risques. A la limite, j'ai besoin de savoir à quel moment le papillon a déclenché l'orage. Ce qui a conduit à ce que 2020 ai un impact sur 1940, je veux dire."

La tension est palpable dans l'attitude de Matthew, même s'il le dissimule plutôt bien dans le ton de sa voix. Je ne m'en excuserai pas, c'est une chose certaine. Trois millénaires se sont passés pendant lesquels je n'ai eu de cesse de réparer les tords causés par d'autres que moi sur le Temps, et sans doute que cela aurait du me tenir à l'écart de m'y essayer à mon tour, mais à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles.

"A moins que tu n'aie un livre d'histoire détaillé à ce point sous la main, Matthew, je serais bien incapable de te répondre..."

Ce qui signifie? Que je connais les grandes lignes de l'histoire. Que j'ai fait de grands efforts pour me mettre à la page de ce 20eme siècle que je n'ai pas vu passer, depuis les tréfonds de ma prison. Mais ne me demandez pas si Abraham Lincoln était assis à droite ou à gauche du général Grant quand John Wilkes Booth lui a tiré une balle dans le coffre, ce sera le genre de détail dont je me soucierai si vous me dites que quelqu'un a empêché la balle d'atteindre sa nuque. En attendant... je dirai même qu'à force d'étudier tous les futurs possibles d'une action quelconque, je suis une plaie en histoire. A ne pas véritablement savoir quel fil est le bon, à force.

"La "blondinette", comme tu dis, c'est ma bru, à quelques générations près. Quand au "gars" avec elle, j'ai plusieurs options. Montre-moi."

Disant cela, je tend une main dans sa direction, appuyant mon coude sur le bar, prêt à recevoir sa main dans la mienne. Je pense savoir comment ça fonctionne, avec elle.

Je n'apprécie qu'à moitié de me prendre une leçon concernant ce domaine que je manipule depuis aussi longtemps que je peux m'en rappeler, mais une part de moi comprend leur inquiétude. Pas la façon dont ils l'expriment.

"Avant de juger, écoute ma version des faits, esprit. Je ne l'ai pas "ramenée d'entre les morts" comme l'aurait fait un stupide nécromancien. Je l'ai récupérée un instant avant que sa ligne temporelle ne s'achève. Techniquement, elle n'est jamais décédée."

Les vampires? Quel est le lien avec les vampires? Ah oui, l'histoire de ne pas mourir... J'ai pas l'impression que ça aurait plu à Maxwell que sa femme revienne sous cette forme. Ce qui me fait penser ça? Le vampire dans leur entourage proche. Si la "sauver" en la transformant avait été une option, il l'aurait prise.

"Ma famille est ma faiblesse, vous le savez. Et je suis sérieux, je ne reviendrais pas en arrière. En revanche, j'ignore qui est cet homme alors s'il faut s'en débarrasser pour rectifier le tir, on ne peut pas dire que ça me chagrinera."

Autant mettre un pansement sur une jambe coupée? Le Temps n'aime pas les rustines, il a tendance à causer d'autres fuites ailleurs, mais de rustines en rustines, on finit par retrouver un semblant d'équilibre.