Chicago n'était pas sur mon plan de vol. Mais nous autres chasseurs respectons rarement notre plan de vol. Inutile de m'attendre pour diner, je suis incapable de me montrer à l'heure où que ce soit. Un défaut qui a su creuser un peu plus le fossé que la distance a placé entre mon fils et moi, d'ailleurs. Un fossé que je tente de combler? Pas franchement. J'aime le brillant jeune homme qu'il est devenu, et je serai certainement honoré de me battre à ses cotés à la chasse, mais c'est un monde bien trop dangereux pour que je laisse mon enfant poursuivre la folie familiale. Bref, malgré qu'on se connaisse si peu, lui et moi, je serai capable de passer la nuit à discuter de ma chair et de mon sang, et ce même si j'ai appris à n'en rien faire pour sa propre sécurité. Ceux qui connaissent nos liens se comptent sur les doigts d'une main, et encore.

Je referme le coffre de la voiture qui me dépose en ville pour balancer mon sac à dos par dessus mon épaule, offrant un dernier signe de remerciement à l'homme qui m'a pris en stop à Naperville, soit, 60km et une bonne heure plus tôt. Certains chasseurs se baladent avec de vieilles voitures tout sauf discrètes, pour ma part, j'ai mes jambes et le covoiturage, ça marche pas mal aussi. D'accord, je n'ai surtout pas retrouvé de voiture depuis que j'ai plongé la mienne dans l'Ohio, du coté de Cincinnati. Un accident? On va dire ça.

Après une bonne marche à pied qui voit le soleil commencer à se cacher derrière les immeubles du centre-ville, je m'arrête devant un hôtel qui m'a l'air un poil trop huppé pour mon porte-feuille. Mais ne connaissant rien à Chicago, et ne voulant pas profiter de l'hospitalité de Erke, je me dit qu'à défaut d'y trouver une chambre, j'y trouverai peut-être les infos me permettant de trouver une chambre ailleurs. Je franchis donc la porte de l'immeuble pour atteindre la réception, l'intérieur de l'endroit me confirmant qu'avec mes vêtements froissés et mon sac à dos élimé, je fais tâche dans le décor. Honnêtement, je m'en fiche pas mal.

"Bonjour." Je jette un œil évaluateur autour de moi. "J'imagine que vous n'aurez aucune grange ou chambre de bonne à me louer, alors je venais simplement aux informations, concernant des couchages un peu plus à la hauteur de mes moyens dans les environs."

Derrière la femme qui semble préposée à l'accueil, c'est un homme qui s'avance, prenant la direction des opérations. Je comprend assez aisément la hiérarchie qui se trouve entre eux, et tourne donc le regard vers le nouvel arrivant, délaissant un peu sa subordonnée. Dans une conversation, toujours chercher le chef de file. Le fait qu'il soit un homme et qu'elle soit une femme? Cela n'entre strictement pas en considération dans mon choix d'interlocuteur.

"Je pense pouvoir dire que "dérisoires" est un terme correct. J'ai du abandonner ma voiture sur la route et rejoindre la ville en stop, si vous voyez le tableau."

Mon ton? Une conversation des plus normales. Me plaindre de ce manque de moyens? Contrairement à certains de mes collègues passés maitres dans l'art des fausses cartes de crédit, je n'ai jamais su ce qu'était un compte en banque, et n'en ai jamais eu besoin. Le produit de mes chasses me suffit à me nourrir et me loger, du moins le temps que je change de quartier. Si ça paye bien, la chasse? Ça dépend de ce que votre trophée a dans les poches. Allez pas croire qu'on ai droit à un salaire constant, la prime de risques qui irait avec crèverait les plafonds. Enfin, avec mes histoires de vampires associées à mes histoires de famille - les deux s'entrecroisant de bien trop près, en passant -, j'ai peut-être oublié de faire des réserves dernièrement.

"C'est qu'une question de temps avant que je ne me refasse. Je sais à peu près vers qui me tourner pour trouver un contrat à remplir. Mais dans l'immédiat, je crains que vous ne puissiez pas grand chose pour moi."

Je ne fais pas dans la charité. Je cherche juste un coin où poser mes affaires avant d'aller frapper à la porte de Erke et essayer de voir avec lui ce qui peut se chasser dans le coin. Pour le confort, on attendra de tomber sur un collègue usant du système de la fausse carte bleue, ou de faire une bonne chasse.

"J'imagine que vous devez connaitre mieux que le simple touriste que je suis l'industrie hôtelière de la région, en effet."

Ce que je fais dans la vie? Je chasse des vampires, combat des démons et neutralise des loups-garous... étonnamment, je n'ai jamais fait figurer cela sur mon CV, on se demande pourquoi... Non, comme nombre de mes collègues, j'ai quelques excuses expliquant à la fois mes déplacements et le fait que mes revenus sont loin d'être stables.

"Oulà non. Aucun danger. Vous devriez voir mon frère, lui c'est un comique... mais moi, arf... j'ai peur d'être passé à coté du filon. C'est d'ailleurs ce que je recherche dans le coin, un bon filon. Je suis prospecteur. Un métier qui rapportait plus avant que la Nouvelle Ruée vers l'Or n'entraine la moitié des jeunes américains du coté des Grandes Rocheuses."

Mon frère ce comique? Avant, ouais. Il savait même être assez lourd parfois. Mais bon, les jumeaux ont un truc spécial pour supporter les défauts de l'autre et en faire une qualité. Ses frasques nous ont sauvé la mise aussi souvent que mes raisonnements. Bref, au jour d'aujourd'hui... il en aurait plutôt fait de l'humour noir cynique, de ce coté comique... Bref, si je suis venu dans le coin c'est pour me changer les idées en repartant sur des chasses utiles, c'pas pour replonger dedans.

"Enfin, nous divergeons. Je ne trouverai surement pas ce filon demain... et n'ai d'ailleurs aucune garantie de succès, donc je ne vous parlerai pas de me faire crédit. Et puis, ce serait ridicule de gager ma recette avant de l'avoir faite."

J'imagine bien qu'un motel ne doit pas lui sembler endroit des plus confortables étant donné le luxe apparent de son propre établissement. Comme partout ailleurs, on ne mélange pas les torchons et les serviettes en de tels endroits. Mais je me suis déjà contenté de moins qu'un motel. Même si aujourd'hui, j'apprécie d'avoir au moins un peu de chauffage et un taux d'humidité qui ne donne pas l'impression de dormir sous l'averse. Je crois que c'est ce qu'on appelle l'âge qui fait ça.

"Et bien va pour une nuit dans ce motel alors. J'ai pas mal voyagé, ces dernières années, je sais à quoi m'attendre. En revanche, auriez-vous l'adresse et un plan pour me situer cet établissement, s'il vous plait?"

L'homme m'explique qu'à défaut de filons intéressants à excaver, il y a une gamme plutôt large d'emplois à pouvoir en ville. Je crois que c'est le dur labeur d'un chasseur, de trouver un intérim au Burger King pour pouvoir se faire un peu d'argent. Si certains des nôtres parviennent à s'offrir des commanditaires qui les font bosser contre rémunération pécuniaire, je suis pour ma part un free-lance, pas un mercenaire.

"Et j'imagine que vous auriez contact avec certaines personnes recherchant de tout?"

Si j'ai saisi son insinuation? Bien sur. Difficile de passer à coté. On m'a déjà mis au courant du potentiel surnaturel de cette ville, après tout.

Je prend le papier entre mes doigts, l'ouvrant à la pliure pour jeter un œil à ce qu'il m'a noté dessus. Ok, ça devrait me suffire comme informations, j'ai déjà fait avec bien moins que cela. Comme par exemple avec les indications de Erke pour le trouver. Je crois qu'il m'aurait dit "démerde toi", ça n'aurait pas été moins détaillé.

"Merci. Pour ça, et pour avoir pris le temps de me dépanner."

Je m'apprête à m'en aller quand il me pose une nouvelle question. D'une façon si particulière que je ne saurait m'empêcher de chercher la réponse au plus profond de mon être, loin des réponses toutes faites que j'offre à qui veut les entendre. Ce que je recherche réellement? Une question fort compliquée, et étonnamment, fort simple en même temps.

"Le repos. Pouvoir me retirer des affaires sans craindre que mon absence profite à ceux que nous chassons. Pouvoir vivre rien qu'une journée sans penser à ce que cette vocation qui est la mienne a comme conséquences pour les miens. Pouvoir oublier tout ce que je sais de ce monde qui est le notre..."

Je le regarde, revenant subitement à moi, reculant d'un pas alors qu'un flot de questions m'assaillent. Une surtout, qui franchit la barrière de mes lèvres malgré moi.

"Comment vous avez fait ça?"