Back Home Again - ft Silas & Tomas

Encore une injustice. Je me réveille fourbue, briser, en compote, avec des cernes de panda et les yeux gonflés par les larmes. Pff … Lui il va être frais comme un gardon et je parle pas que de sa peau froide, bien de son teint et la pêche – pêche blanche, ça va de soi. Enfin, … Je reste encore un moment sur le sol et laisse mon ouïe de renard trainée au-delà de mes capacités humaines pour me confirmer qu’il n’y a pas le moindre son provenant du salon. Je change de fringues, mon sac à dos et tente vaguement de repeigner ma tignasse avant de m’enfuir en douce. Je cherche pas à savoir où il est, j’ai juste envie de partir. Téléphone, chargeur, l’ensemble de mes cours, ma switch et ma liseuse. Je rajoute à cela quelques vêtements mis en hâte et je fugue un moment.

Je feinte la crise d’adolescence à retardement, des conflits intergénérationnels et tous mes potes se passent le relais pour m’accueillir deux trois nuits chacun. Une semaine, non, deux, peut-être même trois s’écoulent avant que je ne me décide à refaire surface dans l’appartement de mon paternel. La nuit est déjà tombée et je marche d’un pas lent en montant les escaliers qui me mènent jusqu’à la porte de la maison. Home sweet home … J’en avais marre de devoir répéter les mêmes fadaises concernant ma fugue et mes potes avaient finir par me laisser à mes mélancolies. Mon deuil. Vous savez la différence ? Le premier, c’est la perte de l’objet symbolique, ma figure paternelle et l’autre de l’objet réel, ma mère. J’ai l’impression de l’avoir perdu une seconde fois, toutes les choses que j’ai occultées sur Silas sans m’en rendre compte que je me fourvoyais totalement sur son compte. Moi qui suit naturellement plaisantin et joueur, j’ai les traits tirés par des nuits de cauchemars et d’insomnie. Mais les faits sont là. Il a fait preuve d’une patience inimaginable avec l’enfant perturbé que j’étais, m’a apprivoisé – comme le petit prince et son renard – mais Silas n’a rien d’un prince … démon de la nuit serait plus juste. Je soupire et finis par me convaincre que la porte ne s’ouvrira pas toute seule.

Nos regards se croisent à peine franchi le seuil et je m’attèle à ne pas le fuir, laisse mon courage de renard reprendre le dessus et l’éclaircie dorée dans mes iris n’y est pas pour rien.

« Hey … »

Pas de doute qu’il a dû savoir bien avant que j’étais en train d’arriver, le temps pour mon père de se préparer à ce qui arrive ? J’en sais rien. On peut vraiment être prêt lui et moi pour ça ? Y’a pas de manuel qui explique comment survivre au meurtre indicible de ma mère par mon père, ce que j’ai de plus proche d’un père.

Je lâche mon sac dans l’entrée, mauvaise habitude qui m’a valu le titre de bordélique de la famille, et me dirige vers la table à laquelle est accoudé le vampire. Un soupir m’échappe et je ferme les yeux après avoir pris place sur la chaise en face de lui. Je suis là où il était assis et vice versa … Si l’inconfort se fait sentir, j’avoue être soulagé de le voir. En fait, je n’arrive pas à me décider sur ce que je ressens, mais je n’ai que lui et Adé …

L’étau dans ma poitrine refait tout de même surface alors que je cherche mes mots. J’ai envie de l’aborder de front, mais forcément, c’est en me retrouvant en face à face que je me rends compte des peines que cela va générer. M’armant de courage, je tends ma main vers la sienne et l’attrape. Un échange froid et chaud à la fois.

« J’suis désolé de pas avoir donné de nouvelles … »

Je le suis, sincèrement. C’était juste impossible pour moi de lui envoyer un texto ou de repasser à la maison. Je sais pas si tata s’en est rendu compte, ce que papa lui a dit … ou pas dit. C’est d’ailleurs sur ce point qu’il me faudrait éclaircir quelques zones d’ombres.

« Tata sait ? »

Si oui, quoi et elle, c’est vraiment sa sœur ? J’ai besoin de reconsolider les bases, rebâtir ma confiance sur un socle solide et après, advienne que pourra. J’aurais pu aller me préparer un truc à boire, mais je crois avoir assez abusé des soirées bières à finir en bad trip ces dernières semaines. Et un chocolat chaud … je crois que j’ai stigmatisé cette boisson à vie dans ma tête.

Dans mon désir d'honnêteté envers mon fils, j'en ai sans doute trop dit, en tout cas, bien plus que ce à quoi il se serait attendu. Lui avouer ma nature aurait été suffisant? Pour lui sans doute. Pour moi... il y a des années que j'en ai marre de garder ce secret que je crains de voir découvert par d'autres voix que moi-même jour après jour. Et la sentence est tombée, intraitable. Une absence de presque trois semaines. Une inquiétude, même si je dois avouer à demi-mot être resté moins longtemps sans nouvelles. Mon métier a fait de moi un pisteur assez doué pour le trouver... ok, d'accord, j'ai peut-être fait le guet à la sortie du bahu juste pour m'assurer qu'il allait bien, et donner quelques nouvelles à Adélaïde. Rien de plus, rien de moins.

Cette respiration derrière la porte, j'ai craint de ne plus jamais l'entendre un jour. Je l'entends qui hésite, saute un battement, et je profite de ces quelques secondes pour reprendre contenance et m'installer à table, m'installant volontairement face à la porte d'entrée, qui s'ouvre à cet instant précis. Je relève le regard vers lui, jetant un œil à ce grand garçon que je ne vois pas grandir au fil des années.

"Salut gamin."

Je l'observe déposer - balancer - son sac au sol avant qu'il ne s'installe à la table, face à moi. Non, je ne le lâcherai pas des yeux. Je ne veux pas le perdre de vue de nouveau. Et là je me dit que ça sera compliqué pour moi le jour où il souhaitera prendre son indépendance. C'est pas qu'un gamin que j'ai hébergé pendant dix ans parce qu'il n'avait plus personne pour veiller sur lui, ou parce que je suis responsable de ça. C'est mon fils, aussi surement que s'il était de mon sang.

"T'es de retour, c'est le principal. Soyons honnêtes, j'le mérite pas. Pas vrai?"

Si Adé sait? Elle a su mettre deux et deux ensemble et me coincer devant la vérité nue, surtout. Donc ouais, elle sait. Pas tout, cela dit. Enfin, pas officiellement. Elle est intelligente, j'imagine qu'elle en a compris plus qu'elle ne m'en a dit.

"Depuis quelques semaines, à ma connaissance. Fin j'imagine qu'elle a compris depuis longtemps. Ça fait trente ans qu'elle me voit tous les jours, après tout. Comment tu gères?"

Non, définitivement non. J’ai envie de lui interdire de penser qu’il ne mérite pas que je donne des nouvelles. De toutes manières, j’ai l’impression que cette vie est une autre, ne m’appartient plus. Ne m’a jamais appartenu. C’est l’histoire de ma mère. Ryuko. Je balaie d’un hochement de tête négatif ce qu’il vient de dire, rien ne sert de le convaincre que je n’ai pas envie de lui en vouloir et aussi que j’en suis tout bonnement incapable. Toutefois, un soupir de soulagement s’échappe de mes lèvres alors que j’apprends que tata est au courant. Je lève encore une fois mon regard vers lui lorsqu’il me demande comment je gère, j’avoue qu’un gloussement nerveux n’est peut-être pas la première réponse à laquelle Silas S’attend, mais c’est ce qui me vient.

« Je gère ? Je gère … comme ton fils je suppose … »

Alors là, ça veut juste dire ce que ça veut dire. Je suis le fils d’une femme bafouée et d’un kitsune qui s’est joué d’elle, adopté par un vampire après qu’il est tué cette dernière et vivant au milieu d’une ville infestée de créatures magiques tandis que mon père s’évertue à résoudre des crimes dont la police n’a que faire. On va dire que du coup, j’ai le cœur solide.

« Je pense que je ne m’en suis pas douté, vraiment pas du tout. Je savais que tu étais un vampire, mais pour moi, t’étais mon sauveur, pas le meurtrier. »

Je déglutis difficilement, j’ai tellement peur de le perdre, de tout perdre. Je préfère accepter. Le passé est ce qu’il est et nous ne le referons pas. Si je peux encore me permettre de penser que je le connais assez bien, non seulement il regrette, mais en plus, cela doit le ronger d’avoir commis cet acte abominable. Tuer sans raison, découvrir un gamin et lui mentir pendant 10 ans. C’est pas un choix de vie, c’est un châtiment qu’il s’est infligé.

« T’es juste, le démon de trop qui a croisé le chemin de ma mère. »

Je baisse les yeux et triture mes mains, faisant jouer mes doigts de l’une entre ceux de l’autre. Un manège des plus captivant puisque je galère royalement à reprendre la suite. Je mordille ma lèvre inférieure vigoureusement alors que mes pensées s’établissent difficilement sur mon attitude face à lui. Au bout d’une dizaine de minutes de silence, je me lève afin de regagner la cuisine. Un fond de café froid dans la cafetière, du lait dans le frigo et trois cuillères de sucres m’aideront sans doute à remettre de l’ordre puis, je reviens m’assoir. Une première gorgée de ce pseudo café frappé et je laisse un second soupir s’enfuir.

« T’as l’éternité pour avoir des regrets concernant tes actes, t’as merdé et rien ne dit que ça ne va pas arriver encore.  On choisit pas sa nature, je le sais … »

Autant que je n’en voudrais pas à mon père d’être parti et d’avoir abandonné ma mère. C’est ce que font les kitsune. Ils viennent, ils séduisent, ils partent après avoir engendré une progéniture. Y’a quand même de forte chance que j’hérite de ces mauvais côté, l’avantage, c’est que j’ai entre 50 et 100 ans avant de découvrir si vraiment je vais être comme cela. En fait, depuis que tout a été mis à plat avec mon paternel, le adoptif, je me sens plus proche encore de lui, j’ai tellement peur de ce qui se cache en moi, de ce que je vais devenir et de toute ce que je ne contrôlerai pas. Comme lui, une créature qui prend le pas sur l’humain.

« Franchement, avant cette soirée, j’hésitais à te demander pour voir si on pouvait me prendre un appart. Je sais que financièrement c’est pas ouf, mais maintenant, j’en ai même plus envie. Je veux rester ici. Avec toi. Avec tata. »

On aurait jamais eu les sous pour un studio, ça aurait été une coloc’ avec mes potes, mais bon. Il va faire quoi sans moi à ruminer tout seul à l’appart ? Attendre que le temps passe ? Il en a pour longtemps vu sa condition et j’aimerais bien qu’il fourre un peu moins son nez dans ses affaires sordides avec son collègue. Il a bien sa copine Inaya, mais j’ai cru comprendre qu’elle avait depuis peu trouvé l’âme sœur et j’ai bien vu les regards qu’il lui lançait. Son p’tit cœur tout brisé va pas s’en remettre à ce nigaud. Un sourire se dessine sur le coin de mes lèvres.

« J’vais pas t’en demander plus concernant le soir où elle est morte. Je m’en fiche. J’aime ma mère, j’ai fait son deuil et je t’aime. On va dire que tu vas le payer quand tu vas te rendre compte que tu vas devoir me supporter peut-être plus longtemps encore que ce que tu ne crois. »

Et ouais ! Si on en croit les légendes, après 100 ans, je deviens officiellement un kitsune – si tout cela a un tant soit peu de logique – et j’serais bien parti pour vivre aussi un bon nombre de millénaire. De quoi le faire pâtir royalement de m’avoir sauvé. Je me frotte les yeux ressentant toute la fatigue de ces trois dernières semaines me retomber dessus soudainement. Juste de quoi me donner envie de me lover dans le canapé et de sombrer dans un sommeil tout autant équivalent en temps.

Question stupide, j'en ai bien conscience. Et si ce n'était pas le cas, le rire nerveux qui le prend à ce moment précis en est une confirmation. Sa réponse est moins catégorique, cependant. "Comme ton fils". Une réponse qui me tire un très léger sourire, qui passe certainement inaperçu. L'ombre d'une seconde chance? Je n'ose y croire.

"C'était si évident? Moi qui espérait donner le change."

L'entendre me faire passer du rôle de "sauveur" à celui de meurtrier me fait mal, même si faut bien avouer que je n'ai jamais véritablement accepté les lauriers de ce rôle usurpé. Sa phrase suivante me fait cependant l'effet d'une résignation, d'une renonciation de sa rancœur à mon égard, et soyons honnête, je ne sais absolument pas sur quel pied danser face à lui, ici et maintenant.

"Tu dis ça comme si ta mère avait l'habitude de croiser des démons."

Presque un murmure, après un silence de plomb qui me parait durer des heures, brisé seulement par son départ dans la cuisine, revenant bientôt avec une tasse pleine mais tout sauf fumante.

"J'espère de tout cœur que ça n'arrivera plus jamais. J'ai craint pour ta sécurité, en te gardant près de moi. Et en même temps, je savais qu'avec Adélaïde à coté, tu ne craignais rien. Elle a toujours eu un certain effet positif sur moi, ma petite sœur. Comme toi aujourd'hui … Et comme ma fille avant vous."

Pas un jour ne passe sans que je ne pense à elle, ma magnifique petite fille. Ma plus grande erreur également. Mais sans doute que je ne l'évoque pas assez. Parce que ça fait toujours aussi mal, même près de 35 ans après son décès. Et plus encore alors que mes secrets mis à nu me font craindre de perdre à la fois mon fils et ma sœur, les dernières traces d'humanité qu'il me reste encore. Quand il me parle de se prendre un appart, je met un certain moment à comprendre qu'il préfère mettre cette idée de coté pour rester avec Adé et moi, ici. Parce que ça me parait tellement improbable qu'il ne veuille pas fuir loin du prédateur que je suis.

"Si t'as prévu de te la jouer Tanguy, t'es plus que le bienvenu. Même si je ne comprends pas … comment tu peux accepter tout ça aussi …"

A court de mots, je me relève avant de contourner la table d'un pas un peu trop rapide pour venir le serrer dans mes bras. D'abord hésitant, lui laissant la possibilité de me repousser s'il le souhaite, avant d'y aller plus franchement, prenant toujours gare à ne pas le blesser en oubliant de contrôler la force qui est la mienne.

Donner le change ? En évitant de manger ? Je ne croirais à aucun régime aussi drastique, sans compter que l’odeur du sang m’a plus ou moins titillé les moustaches quelques fois. Ne pas dormir ? L’insomnie a bon dos, mais tout de même, il serait bien plus exécrable à la longue, voire fou. Je l’écoute, j’entends même son murmure que mes oreilles de renard ne perdent pas concernant mon démon de père, nous reviendrons sur ce point, cela ne fait pas de doute. Je préfère dans tous les cas croire à un destin concernant notre rencontre, celui qui nous lie lui et moi et jamais je ne dérogerai à ce qui m’attend. Etre un fils de démon, élevé par une humaine ? Je suis sûr qu’à un moment ça aurait capoté. Avec lui, il l’ignore, mais il est ma ceinture de sécurité. J’ai sans doute évité bien des conneries, canalisé par sa capacité à vivre parmi les humains malgré son origine. Je ne comprends pas toujours tout et surtout, j’ai la chance qu’aujourd’hui, il acceptera peut-être de m’expliquer toutes ses bribes de sa vie qui transpercent quelques fois. Un soupire m’échappe et je redresse mon visage, cessant de triturer mes mains pour capter son regard.

« Est-ce que … est ce qu’on peut en parler de tout ça ? Tata est humaine ? Toi vampire ? Ta fille ? J’ai un peu de mal des fois à tout retracer… »

Je me racle la gorge gêné de devoir le faire retomber dans ces histoires douloureuses.  

« Je sais que c’est compliqué, mais j’ai aussi besoin de te parler de moi. Je voudrais juste savoir à « qui » je m’adresse. »

Je lève les yeux au ciel, énervé contre moi-même. Formulation bancale de mes pensées, mais je n’arrive pas à dire autrement que je ne le connais que trop peu alors qu’il est mon père. Nous avons basé notre relation sur des faux-semblants, laissant croire à l’autre qu’on tombait dans le panneau alors qu’au fond, nous sommes très bien au courant que notre part d’humanité est fragile, comparée au démon qui sommeille en chacun de nous. Il m’a menti, j’ai accepté ce mensonge en toute connaissance de cause et je suis autant responsable que lui de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

« Je sais bien qu’un père n’a pas tout à dire à ses enfants, t’as ton jardin secret, c’est juste que c’est compliqué. Et oui, je suis pas humain non plus et il va bien falloir qu’on en parle aussi de ça, mais … »

Je m’arrête, penche la tête sur le côté. Stoppé moi-même dans mon élan ne sachant que rajouter. Mais quoi ? Juste, parle, explique-moi comment je vais devoir vivre, ce que tu as traversé, ce que je risque de rencontrer comme problème, les dégâts que je vais causer aux humains que j’aime, les belles choses que je peux quand même attendre, comment me fondre dans la masse sans brider toutes mes capacités, si je peux les mettre à l’œuvre pour aider ou si je risque juste de tout détruire … Je suis paumé et je me rends compte que le temps passe, j’ai déjà 21 ans et ça va filler vite et … Le cours de mes pensées va ainsi jusqu’à ce que Silas reprenne la parole. Des larmes commencent à perler au coin de mes yeux alors que sa voix même me rassure. J’ai envie de me changer en petit renardeau et me lover sur ses genoux. Honteux de me laisser à une telle effusion de sentiment devant lui, je baisse les yeux et croise le chemin de mon sac à dos, abandonné dans un coin de l’appart, celui-là même que j’ai utilisé pour fuguer ces derniers jours. Je me sens lâche d’avoir fui de la sorte plutôt que d’affronter mes problèmes.

Je finis par le relâcher, restant cependant juste à coté de lui, assez pour, après avoir avancé une chaise sur laquelle me poser, glisser une main sur son genou, le serrant légèrement en signe de réconfort. Un peu de mal à tout retracer? Au milieu de mes nombreux mensonges? On ne peut pas dire que cela me surprenne. J'ignore seulement comment je ne m'y suis pas perdu moi-même, au fil des ans.

"Bien sur qu'on peut en parler. Mais ralentis avec tes questions si tu ne veux pas que j'en oublie la moitié!"

Je lui offre un faible sourire tout en glissant ma seconde main sur la sienne, laissant la chaleur de sa peau contaminer un peu la froideur de la mienne avant de tâcher de lui offrir quelques réponses.

"Adélaïde est 100% humaine, ça, je peux te l'assurer. Tout comme ma fille et moi l'étions, avant tout ce bordel. Gwen était..."

Je perds mes mots alors que parler de ma princesse disparue m'est toujours aussi difficile, même tant d'années après, et mes mains relâchent mon garçon pour se glisser sous le col de ma chemise, en ressortant rapidement un pendentif qui ne m'a jamais quitté depuis. Une rose en argent que j'avais offert à Gwen pour son dixième anniversaire, et qui est présentement la dernière chose qu'il me reste d'elle.

"Ce soir là, j'ai eu une grosse engueulade avec sa mère. De celles qui pourraient finir en meurtre. J'ai préféré aller prendre l'air, et j'en suis pas fier, mais j'me suis saoulé jusqu'à oublié comment je m'appelais. Et c'est à peu près le dernier souvenir que j'ai de mon humanité."

Je glisse mes mains dans ma nuque pour déverrouiller le fermoir du collier, le retirant précautionneusement avant de l'enrouler autour de ma main gauche, la rose calée dans ma paume.

"Elle a été ma première victime." Je relève la tête vers lui, croisant son regard. "Ma femme. Et même si c'était l'Enfer à la maison, c'est toujours là." De deux doigts de ma main droite, je pointe ma tempe, à défaut de pointer mon cœur. Comme je l'ai dit, c'était l'Enfer à la maison. "Quand j'ai compris la menace que j'étais, j'ai laissé ma fille chez mon père, et j'suis parti. Jusqu'à ce qu'il m'apprenne qu'elle avait été touchée par l'épidémie de tuberculose qui sévissait dans le coin."

Mon poing se referme sur le pendentif que j'embrasse à travers mes doigts, m'offrant une énième pause dans mon histoire. Faut dire que c'est une époque à laquelle j'ai refusé de penser jusqu'à aujourd'hui, et me replonger dedans, c'est difficile. Mais nécessaire pour Tom, je m'en rends parfaitement compte.

"J'l'ai transformée pour la sauver. Et pendant deux ans, elle a été un bien meilleur vampire que je ne le serai jamais. Jusqu'à ce qu'ils me la prennent."

Et une nouvelle pause. On a toute la nuit, non? A vrai dire, s'il n'y avait pas le regard de mon fils sur moi, doublé de ma promesse de totale transparence, je serai parti ici et maintenant.

"Des sorciers. Et non, j'ai pas pu la venger. Sur le coup, j'étais trop... t'imagines. Et après, j'vous ai eu, Adé et toi. J'comptais pas faire de vous les victimes collatérales de ma vendetta personnelle. Et d'accord, peut-être bien qu'aujourd'hui, j'ai plus leur odeur dans le nez depuis longtemps."

Ma main se pose sur la table avec le bruit du métal croisant le bois, et j'accepte de me séparer de mon fétiche quelques instants, l'abandonnant sur la table avant de me diriger vers la fenêtre, laissant mon regard se perdre au delà du verre, de la rue, de l'immeuble d'en face, sans savoir du tout jusqu'où il s'arrêtera. Nulle part, sans doute. Un incendie pourrait se déclencher devant moi que je ne m'en rendrais probablement pas compte. Je l'entends vaguement me parler, sans véritablement saisir le sens de ses paroles, jsuqu'à ce que quelques mots m'interpellent réellement, me faisant me retourner vers lui, la perplexité inscrite sur mes traits.

"Tu "n'es pas humain non plus" ? Tu m'expliques ce que tu veux dire par là?"

Parce que je connais aussi bien son odeur que celle de ma sœur. Et, si j'ai pu remarquer qu'il n'avait pas exactement la même odeur que Adé, je n'y trouve rien de particulièrement surnaturel. Et mon boulot me donne à côtoyer assez de créatures surnaturelles pour avoir un bon panel d'odeurs dans le nez.

Je m’avachis sur la table et bois ses paroles comme du petit lait. Sa femme, sa fille, la tuberculose, tata Adé, son histoire. C’est autant de choses que je n’avais plus ou moins jamais trop réussi à reconstituer dans son entièreté, un patchwork interminable seulement ponctuer par son air triste lorsqu’il laissait passer une miette d’information. C’est pas grand-chose, mais je comprends mieux maintenant et il n’a pas besoin de me donner les détails horribles concernant la fin de son enfant. Je ne préfère pas imaginer le drame que cela a constitué dans sa vie et sans doute est-ce pour cela que je n’arrive pas non plus à me résigner à partir, je me sens peut-être un fond de responsabilité envers ce père adoptif qui n’a plus que moi … un semblant de fils dont il ignore tant encore. Concernant les explications qui vont s’ensuivre, je ne sais pas exactement tout non plus, alors autant lui fournir les maigres infos que je possède concernant mes origines.

« C’est compliqué … je me répète, mais je t’assure que c’est un peu particulier. »

Je redresse le nez, pensif. Même pour formuler le contenu de ma pensée, je ne sais pas très bien par quel bout y prendre. Ma mère m’a raconté tellement d’anecdotes sur le Japon, comment elle est tombée folle amoureuse de mon père et comment il a disparu sans qu’elle ne puisse jamais le recontacter, un renard fuyant par une soirée d’hiver, les traces de ses pas bien vite recouverte par la neige tombante.

« Ma mère a été séduite par un démon, enfin, un yokai. Un kitsune pour être exacte, ce sont des renards qui prennent l’apparence d’homme ou de femme, séduisent et … ben voilà moi entre autre. Après je suis un bébé pour ma race, si j’en crois les légendes, je suis partie pour vivre plusieurs centaines d’années … millénaire même, j’en sais trop rien. »

J’éclate de rire. Nerveusement, je triture la hanse de ma tasse tout en reprenant mes explications.

« Tu vois, t’es pas rendu avec moi ! Je peux être dans tes basques un sacré nombre d’années si tu me supportes ! »

Mon rire se mu vite en soupire et je baisse une fois encore le regard. J’ai jamais réussi à cracher le morceau, d’un côté, je sais pas du tout comment les kitsune et les vampires s’entendent, si j’ai une chance qu’il m’accepte ou s’il va juste avoir envie de me foutre à la porte.

« Je sais juste pas vraiment si ça va arriver, comment ça évolue et tout, pour l’instant c’est plutôt bancal. Une moustache qui pointe ou juste des sens plus aiguisé, voire un goût pour les plaisanteries exacerbé … »

J’espère juste ne pas hériter du côté dévastateur que peuvent être certains kitsune. Le problème c’est qu’il en existe de différentes sortes et là, impossible de savoir lequel était mon père. Ni même si … s’il va un jour revenir vers moi … cette pensée me taraude depuis longtemps, tout petit même. Ma mère craignait elle-même qu’un jour il se ravise et ne me prenne avec lui, la laissant seule et bafouée, sans aucune chance qu’elle ne puisse retourner dans sa famille. J’étais tout ce qu’elle avait.

« J’plaisantais pas quand j’disais qu’on choisit pas sa nature et que je comprends … j’ai besoin de toi, j’suis paumé, j’ai que toi et t’es mon unique chance de m’en sortir, de pas devenir un monstre … »

Malgré le carnage, malgré les meurtres, il a appris à vivre avec son humanité et les humains qui l’entourent et même si ma mère en a payé les frais, je ne peux pas lui en vouloir quand je vois tout ce qu’il a donné pour moi, pour que je grandisse dans le meilleur environnement possible et que je ne souffre pas plus que nécessaire de la mort de ma mère. Je mords ma lèvre inférieur, m’arrêtant là dans les informations que je connais. Le reste, ce n’est que de la spéculation basée sur les légendes. Ce n’est pas vraiment aux USA que j’ai le plus de chance de tomber sur un de mes congénères et étant aussi jeune, je suis même pas sûr que quiconque ne puisse me reconnaître comme l’un d’entre eux.

Je relève légèrement le menton, juste de quoi croiser le regard de mon fils alors qu'il me donne à son tour des détails sur lui dont j'ignorais tout. Je dois être honnête, le coup du renard japonais, je ne l'avais pas vu venir. J'avoue que je ne suis pas sur d'avoir capté tous les détails, mais je m'en fous, j'ai capté l'essentiel. Dix années que je crains de perdre mon fils s'il venait à apprendre la terrible vérité sur mon compte, pour l'entendre me dire que j'ai pas fini de le supporter, et par dessus le marché, qu'il a besoin de moi. Autant que j'ai besoin de lui, s'il savait.

Je reste silencieux, attendant d'être certain qu'il a fini de parler, de me dire ce qu'il a découvert sur lui-même, pour lui offrir un léger sourire et revenir vers lui, tranquillement. Avant de passer un bras autour de son cou pour l'attirer contre moi, devant faire un effort pour ne pas lui briser tous les os en l'étreignant.

"Je suis désolé. Que t'ai eu à faire ce chemin seul parce que tu ignorais ce que je savais de ce monde."

Je m'écarte juste assez pour glisser une main à son cou, semblant remarquer pour la première fois que mon petit garçon n'est plus un petit garçon.

"Quand est-ce que t'es devenu l'homme raisonnable de cette maison, au juste?"

Je tourne juste assez le regard pour le diriger vers la table où j'ai laissé le pendentif de Gwen, refermant bientôt le poing dessus avant de regarder mon fils à nouveau.

"J'peux pas ramener ma fille, même si j'donnerai beaucoup pour que ça arrive. Mais toi, mon fils, j'peux t'aider, et je t'aiderai. Tu peux compter sur moi."

Oh mon dieu ce câlin ! Il va m’être fatal, mais qu’est ce que j’en ai besoin. Ce père qui m’aime, m’adore et ne me repousse pas malgré ma particularité … Il comprendra sans doute jamais à quel point il est ma bénédiction. Ma mère aurait fait quoi d’un renard à la maison alors qu’elle avait été trahi par un ? Elle m’aimait, je le sais, mais elle ignorait que mes pouvoirs allaient pointer si rapidement.

Ses paroles sonnent incroyablement biens à mes oreilles et il me prouve une fois de plus que face à tous mes calvaires à venir, je peux compter sur lui. Je lève un regard accompagné d’un sourire en coin alors qu’il s’écarte de moi.

« Tu vas avoir l’occasion de partager maintenant … Je savais pas comment te le dire non plus pour moi, tout est tellement nouveau. »

Je pose une main offusquée sur mon torse et rétorque :

« Mais j’ai toujours été raisonnable ! Juste pas sage en classe, mais bon … »

Mes résultats n’en ont pas vraiment pâti malgré toutes mes farces et pitreries. Mon sourire se terni lorsqu’il évoque sa fille. C’est incroyable qu’il est gardé pour lui un tel secret, c’est sûr qu’avec un fardeau pareil sur le cœur, je comprends qu’il n’était pas serein vis-à-vis de moi. J’ose espérer que ma nature va nous aider à tisser quelque chose de différents, une nouvelle relation où il n’aura plus autant peur pour moi, où nous pourrions affronter ensemble des dangers, s’entraider et qu’il arrête de me considérer comme un simple humain.

« Je sais papa … tu peux compter sur moi aussi. »

Je cherche son regard et d’une voix timide je reprends :

« Je t’aime tu sais … y’a rien qui changera jamais ça. »

Pas la chose la plus aisée à formuler, mais nécessaire. Je soupir et jette un œil sur mon sac. C’est pas tout, mais il serait de bon ton que mes affaires reprennent leur place dans ma chambre. Je n’ai manqué aucun cours, mais vivre chez un autre m’a pas vraiment aidé à être des plus assidu sur mes devoirs à rendre … la fin de l’année approchant à grand pas, je ne tiens pas vraiment à ce que mes résultats déclinent maintenant … c’est ma dernière année et dans quelques moi, il me faudra trouver du taf ! Je me lève et attrape l’anse de mon sac afin de le bazarder dans ma chambre. C’est évident que je n’y ai pas mis les pieds depuis un moment … c’est trop rangé, trop propre … pas du tout moi quoi !

J'acquiesce légèrement quand il me répond que maintenant que chacun sait pour l'autre, on aura l'opportunité de partager l'un avec l'autre. Après plus de trente ans à dissimuler ma nature, me mentant presque à moi-même sur le sujet, je me retrouve à présent avec un sacré réseau de proches avec qui partager tout ça. Mon collègue et ami, Dante, bien sûr, mon fils, ma sœur qui a depuis peu connaissance "officielle" de ce que je suis... sans oublier Inaya, celle qui a dû me griller dès notre première rencontre d'ailleurs. Même si penser à elle alors que j'ai déjà les pensées tourneboulées n'est pas la meilleure idée qui soit.

"Je te laisserai décider de ce que tu fais vis à vis d'Adé. C'est pas à moi de décider pour toi. Sache juste que je suis avec toi, quoi que tu fasses. Et qu'elle te bottera probablement le cul si elle le découvre elle-même!"

Je ris franchement, lui ébouriffant les cheveux en passant, alors qu'il me rétorque qu'il a toujours été raisonnable. Il est vrai que faut pas que j'me plaigne, y a bien pire comme gosse, même si je pense que ses profs ont du s'étrangler une fois ou deux devant mes réactions face à "l'incapacité de se concentrer" de mon gamin. C'est pas un délinquant, il n'a jamais été insolent face à quiconque de ma connaissance, et c'est impossible de rester le cerveau branché 7 heures par jour devant le cours laconique de certains professeurs. Ce que d'autres appellent "manque de sérieux", j'appelle ça "participation". Sinon faut faire cours devant une classe vide, si on veut le silence total en face... bref.

"Moi aussi je t'aime gamin. Et j'suis content que tu sois de retour."

Je le laisse récupérer son sac et rejoindre sa chambre, guettant sans y penser le moindre bruit qui s'en échappe, appréciant juste de retrouver un peu de vie dans cette partie de l'appartement, avant de rendre son intimité à Tom en allant m'installer dans la niche de la fenêtre, un bouquin en main. Ila  sans doute raison, ça va aller pour le mieux à partir de maintenant.