Discussion entre deux eaux - ft Dante & Matt

Je masse mes paupières pour soulager mes iris endolories, meurtries par la luminosité trop accrue que nous offre le soleil. De mon vivant, je n’étais déjà pas apte à le supporter ayant les yeux trop clairs, mon immortalité a accentué le phénomène et je perds gentiment l’habitude de pouvoir lui résister. Un soupir franchit mes lèvres alors que l’astre du jour descend lentement en-dessous de la ligne d’horizon, disparaissant dans le lac en face de moi. Le banc sur lequel je me suis installé sur les quai est un lieu de promenade fort romantique à cette heure-ci et je vois défiler les couples main dans la main. Je reste ainsi encore une bonne heure avant de constater que le soleil est maintenant loin. Libéré de son joug, je retire avec délicatesse le charme tressé dans mes cheveux et je souffle en sentant la pression qu’il m’inflige se défaire. Il faudrait que je le fasse réviser, cela fait belle lurette que je l’ai et il est possible qu’il se soit endommagé, le temps et les combats n’ont jamais été des plus tendre. Je regarde le bijou au creux de ma main alors qu’une envie presqu’irrépressible me vient de l’écraser entre mon poing ou la jeter au loin dans les eaux noires qui me font face. Sans cela, adieu mes balades avec Nath en pleine journée, adieu ma vie presque normale auprès de mon sorcier … je serre mes doigts autour et souffle pour évacuer cette pensée folle. Je ne peux pas abandonner tout ça, je ne peux pas laisser le vampire émerger aussi facilement. Torturé par mon démon, je n’entends pas les pas qui se rapproche de moi et ce n’est que lorsque la personne s’assied sur le même banc, à moins d’un demi-mètre de moi que je daigne tourner mes prunelles.
 
 

Sans laisser transparaître ma surprise, je reconnais le gérant du Pandémonium, conjoint de Shawn : Matt Savage. Un sourire amical se dessine sur mon visage et je lui réponds :

« Hey ! Salut toi ! »

Mon regard se tourne une fois encore vers la ligne d’horizon. L’immensité noir du lac qu’aucun humain ne peut discerner en temps normal.

« Tu as raté un magnifique couché de soleil … »

Je soupire, toujours contrarié par mes pensées précédant l’arrivée du jeune homme. Je fronce les sourcils, suivant de loin un bateau sur les eaux sombres. Il poursuit sa course et bientôt plus rien ne présage de son passage si ce n’est les quelques ondulations de l’eau qui persistent. Je me sens vide, si vide.

« Je peux te poser une question indiscrète ? »

Je reporte mon attention sur le brun qui ne semble pas gêner plus que cela par ma hardiesse.

« Comment tu fais pour aimer un mortel en sachant que tu lui survivras ? »

Je baisse mon regard et me mets à triturer nerveusement mes mains. Sujet fragile, sujet qui me perturbe et dont aucune réponse ne me satisfait. J’aborde ce topic avec cet homme que je connais si peux et pourtant … nos hommes partagent une amitié depuis de longues années et nous sommes tous les deux à les fréquenter, les aimer et notre immortalité va nous conduire à les accompagner jusqu’à la tombe. D’autre part, je ne peux me détacher de l’idée que j’irais en Enfer, Matt étant un démon également, une place pour lui doit aussi s’y trouver et nos chers et tendres iront au paradis. Aucune chance pour nous de les retrouver. Alors, oui. J’ose. Je lui pose cette question aujourd’hui, espérant que sa réponse m’aidera à prendre une décision dans les prochains jours.

Je soupire. Je pense que c’est là que repose la différence entre Matt et moi. J’ai été humain, j’aurai dû être éphémère. Comprenant qu’il n’a pas encore fini de me donner le fond de sa pensée, je me contente d’abord d’encaisser ses propos.

« Je vois ce que tu veux dire … ça m’a pris plus de 30 ans … »

Un nouveau soupir franchit mes lèvres et je baisse les yeux, sentant le regard interrogateur de Matt sur ma nuque.

« Je viens d’un pays en guerre et où il ne faisait pas bon être homosexuel. Je suis parti avec mon petit ami, mais il est décédé durant le trajet. En arrivant à Chicago la même année, j’ai été saigné et j’ai perdu mon âme. C’était il y a 35 ans. Jusqu’à e que je rencontre Nath, je me suis un peu … beaucoup … refermé sur moi-même. »

Un sourire se dessine sur mon faciès face à mon euphémisme. Je suis devenu une véritable forteresse émotionnelle. Je n’ai laissé personne m’approchait, juste des collègues de travail qui me trouvait toujours fortement sympathique, mais jamais je ne suis allé boire un verre, parlait de ma vie privée ou quoique ce soit de ce genre qui aurait pu conduire à une quelconque amitié. Je n’en avais pas envie, pas la disponibilité psychique pour ce genre de chose. Il faut dire que de voir mourir Luka, l’avoir enterré tout seul et devenir immortel dans la foulée a été une épreuve des plus difficiles. Me voir octroyer pour l’éternité ce qui avait été retirée de manière si précoce à l’être aimé.

« Je sais que je pourrais rendre Nath immortel, ce qui rajoute une inconnue au problème. J’en ai la capacité, je pourrais l’avoir à mes côtés pour toujours, mais je ne peux pas prendre cette décision à sa place et pour l’instant … il a Elaine … Il ne veut pas survivre à son enfant, ce que je peux tout autant comprendre. »

Je relève mes iris bleutés vers le démon.

« Tu devrais lui en parler si tu l’aimes … il faut qu’il sache pour qu’il puisse te comprendre. Sinon il va te voir souffrir sans savoir pourquoi. Et puis … J’t’avoue que j’ai dû le dire à Nath et je sais pas du tout s’il en a parlé à Shawn derrière … J’ignorais que Shawn n’était pas au courant. »

Je mordille ma lèvre inférieure, j’ai peut-être fait une boulette, promis, c’est involontaire. Jamais je n’aurais voulu porter préjudice à son couple d’aucune manière.

« Après, Nath a une tendance naturelle à fuir les sujets qui fachent, donc pas sûr qu’il en ait parlé. Et si tu veux mon conseil, fais pas la même connerie qu’on fait lui et moi. On est infoutu d’aborder ce sujet. Il veut pas y penser, moi ça m’angoisse et j’en viens à me dire que … »

Je baisse une fois encore le regard, portant toute mon attention sur mes mains.

« Je ferais mieux de partir … je suis lâche, mais je n’arriverais pas à survivre à Nath … Je l’aime tellement. »

Ok, c’est complétement paradoxal, mais j’suis à peu près sûr que le démon a compris ce que je voulais dire et ma gorge se serre, m’empêchant de continuer sur ma lancée. Au fond de moi, je sais que ce n’est plus qu’une question de quelques jours. Cela fait des semaines que je ne prends même plus la peine de faire semblant de dormir avec lui, souffrant de trop de le voir sombrer dans le sommeil et moi rester seul avec mes démons internes. J’en viens à me dire que l’Enfer sera une partie de plaisanterie comparé à ce que je m’inflige …

Je souris.

“ Non, comme je te disais, Nath et moi on est passé maître dans l’art d’éviter les sujets à tension. »

Ça comprend mon immortalité, sa mortalité, ses pouvoirs de sorcier, mes canines, … le mariage … enfin bref, j’en passe. On peut y mettre tous les sujets qui font habituellement une vie de couple. Nous, on en parle une fois, pour se dire finalement qu’on préfère ne pas en parler. L’avantage, c’est qu’il me fait me sentir humain avec nos p’tits soucis du quotidien, nos bons moments et il arrive toujours à me faire oublier mon handicap.

J’entends Matt s’offusquer à côté de moi lorsque je parle de fuir. C’est sûr qu’il m’est bénéfique, mais je suis pas toujours sûr de l’inverse. Sa fille est la meilleure chose qu’il lui soit arrivé, moi j’suis le bonus. Non … il me tuerait s’il savait que je pense comme cela. C’est indéniable, je suis l’homme de sa vie et il est l’homme de la mienne, mais justement, c’est pour cela que je me dois de le protéger et je ne peux pas le laisser être auprès d’un danger tel que moi sans agir. Silas me l’a déjà dit, c’est en acceptant la bête, qui je suis réellement que je pourrais vivre avec et pour l’instant, je ne sais pas faire. Cela veut dire que je pourrais à tout moment risquer la vie de mon prince et de sa fille.

« Tu dis cela, mais après ces dernières années passées aux côtés de mon homme, je n’ai qu’une certitude. La créature en moi est dangereuse pour lui et sa fille. »

Je ne sais pas comment il gère de son côté, mais il a toujours été un démon, cela fait partie intégralement de sa personne. Moi … je suis encore en train d’apprendre et je suis plutôt sûr de moi quand je dis que je ne suis pas très bon avec ça.

« T’as pas une solution à ton hôtel pour que je puisse apprendre à gérer la bête en moi ? »

Ok, c’est sorti de nulle part, mais j’ai déjà passé une nuit à son hôtel et je sais de quelle magie il en retourne. Le genre puissante. Très puissante. Donc autant tenter le tout pour le tout et voir si le démon n’aurait pas un tour de passe-passe à me proposer pour expérimenter … j’ai bien eu le droit à l’impression d’une vie avec Luka … Honnêtement, je n’ai pas autant foi en moi que l’a Nath, mais si je peux trouver un moyen rapide de gérer tout cela … sinon je n’aurais d’autres choix que de partir.

Je lève une main en signe de protestation. Pas vraiment pour l’arrêter, mais pour clarifier un point qui me semble des plus importants, une nuance indéniable entre lui et moi.

« J’veux pas dire que c’est plus facile pour toi, mais t’as toujours été un démon, il est pas en toi, il est toi … moi je suis humain, j’suis né humain, j’ai grandi humain et je suis mort humain. Maintenant … je sais à peine ce que je suis et ça fait 30 ans « seulement ». J’ai eu aucun mentor, aucun guide, aucun manuel d’instruction. »

Ok, j’ai sans doute été un peu vexé par son allégation comme quoi je suis un fuyard. J’ai compris, j’ai compris. Ma décision lui semble irrationnel, mais comment je pourrais prendre la bonne décision concernant mon couple avec cette menace imminente que je ballade à tout va. Toutefois, je rebonds sur la capacité qu’aurait son hôtel à m’apporter une solution et le démon me répond à la hauteur de mes attentes.

Un nouveau sourire déterminé pointe sur mon faciès et mes iris se mettent à briller d’une tout autre lueur, celle de l’espoir qu’il vient de suggérer, celle de la promesse d’un avenir moins sombre que ce à quoi je me destinais il y a quelques minutes seulement.

« Je crois que tu n’as pas compris à quel point j’aime Nath … pour lui, je suis prêt à tout, absolument tout. »

Oh que oui, souffrir ce qui peut paraître une éternité juste pour pouvoir passé quelques années sereinement auprès de lui sans avoir à craindre de le tuer, bien sûr que j’en serais capable. Je soupir et reporte mon regard vers l’horizon.

« Je suis prêt à faire face à tout ce que tu as à m’offrir – je tourne mon regard vers lui – qu’à tu as me proposer ? »

S’il me disait qu’il lui faut un temps de préparation, je pourrais attendre, mais s’il m’annonce que tout de suite, maintenant, nous pouvons nous y rendre, je sauterais sur l’occasion sans l’ombre d’un doute.

Non, non. Je ne réponds même pas, mais un signe de négation de la tête accompagne ses paroles. Jamais je ne rentrerai dans un quelconque clan de Vampire. Je suis persuadé que cela ne me serait nullement bénéfique et j’ai la chance incroyable d’avoir Silas comme ami. Cela me suffit amplement. Je lui lance un regard noir alors qu’il remet sur le tapis la « fuite ». Je fuis pas, c’est pas comme ça que je le vois en tout cas. Je pars pour protéger l’homme que j’aime, pour me protéger peut-être aussi un peu … que sais-je … les tréfonds de mon âme perdue se trouve dans les limbes. Toutefois, l’évocation d’une solution rapide dès le lendemain matin fait perdurer l’espoir et je hoche de la tête pour lui confirmer que je viendrais. Je conçois … ce qu’il me propose pourrait durer des heures, des jours, … des semaines voire des mois ? Cela dépendra entièrement de moi et de la solution qui se présente à moi. Il va me falloir me faire confiance et ce n’est pas quelque chose d’acquis chez moi.

« J’ai compris … »

Je baisse le regard encore une fois.

« Merci Matt … »

Le jeune démon me pose une main sur l’épaule et je lui adresse un sourire légèrement empreint de tristesse. Il s’excuse et m’explique qu’il à un rendez-vous galant avec son cher et tendre, mais que nous nous retrouvons demain …




Concrètement, j’ai pas vu Nath. Il a fini tard, j’suis parti tôt. Le jeu habituel dans notre vie de couple, mais qui ne nous dérange pas. Cependant, en quittant la maison ce matin, un pincement au cœur me retient quelques secondes de plus sur le pas de la porte. Je ne lui ai laissé qu’une vague note, lui expliquant que j’ai une enquête en cours et qu’il me faut m’absenter pour une durée indéterminé … C’est pas un mensonge, j’investigue sur moi-même et la créature que j’abrite depuis une trentaine d’années … Autant dire, un sacré morceau à encaisser et j’espère pouvoir revenir dans cet appartement sereinement la prochaine fois.

C’est la mine sombre que je me rends à pied au Pandémonium pour rejoindre le propriétaire. S’il me demande de le rejoindre à la première heure, je suis au rendez-vous, attendre est devenu insupportable et chaque heure de gagnée sera une heure de plus à passer heureux auprès de mon homme. Je franchie les portes et demande à voir le gérant. Le personnel à l’accueil semble au courant de ma venue, m’invite à m’assoir et passe un coup de téléphone, je suppose à Matt. Angoissé comme pas deux, je pose mes coudes sur mes genoux et fait reposer mon front au creux de mes mains. J’ai remis ma perle, mais son poids m’est intolérable et je n’attends que de pouvoir la retirer une fois en sécurité. C’est en entendant un bruit de pas d’un homme assuré que je relève la tête, comme je le supputais, le démon vient d’arriver et me regarde avec un sourire que je qualifierai volontiers d’amical. J’remercierai jamais assez Shawn d’avoir dégoté un mec pareil je crois !

« Salut ! Me demande pas, j’suis prêt. »

Prêt et déterminé à ressortir vainqueur de cette épreuve. Je déglutis et me lève d’une traite pour serrer la main qu’il me tend … Y’a plus qu’à …

Je lui adresse un regard incertain, mais me décide sur un point.

« Sil te plaît Matt … je veux essayer par moi-même. Je peux te demander de ne pas intervenir … »

Jusqu’à ce que je sorte ou que je ne sois plus qu’un tas de cendre, mais j’ai besoin de faire cela sans l’aide de personne. J’ai vu de quoi était capable son hôtel … le nuit m’a semblait l’équivalent d’une vie avec Luka et si j’étais parfaitement heureux inconscient, le retour à la réalité a été tout autre … je déglutis nerveusement et porte mon regard sur la poignée de bronze devant moi. J’écoute ces conseils jusqu’au bout avant de faire un rapide passage par la salle de bain où je laisse tout excepté mes vêtements : un simple t-shirt blanc et un jean foncé. Le plus simple du monde. Je lui donne un sourire timide alors que ma main se pose sur la poignée.

« Merci »

Je ne sais pas si j’aurais l’occasion de lui dire après … Je ne sais pas s’il va venir m’observer … je ne sais pas quelle emprise il a sur ce monde imaginaire, s’il y a une chose que je sais, c’est que je peux y vivre le pire comme le meilleure et que cela, ce n’est pas de son ressort, mais de ce que je fais de cette expérience. La porte s’ouvre sans un bruit et je pénètre les lieux …

Sans surprise, me voilà dépaysé au plus haut point. J’avoue que je ne m’attendais pas à me retrouver au milieu d’une jungle sous le regard de la lune et en même temps, je savais que tout pouvait arriver. Je pousse un soupir de soulagement en me rendant compte que c’était un véritable coup de poker de ma part que de laisser ma perle avec mes autres possessions. Ainsi, je suis libéré du joug de son pouvoir et de la pesanteur qu’elle amène sur le cœur de la bête. Si je pars, si je quitte Chicago, ce sera sans elle. Je ne supporte presque plus son poids.

Prudemment, j’effectue quelques pas dans la broussaille. Rien ne me laisse présager de l’épreuve qui m’attend et je ne trouve que cela à faire. Toutefois, le temps – même pour un vampire – commence à me paraître long et je me rends compte que la lune n’a pas bouger d’un centimètre dans le ciel obscur. Les astres célestes ne sont donc qu’une simulation figée dans le temps et un soupir franchi mes lèvres. Je n’aurais alors peut-être pas à craindre la morsure du soleil.

Après ce qui paraît être un couple d’heures, je finis par découvrir une clairière. Les arbres deviennent épars et je ne peux quitter le dos blanc de la jeune femme qui se trouve devant moi. Nue. Un lac d’une taille raisonnable lui fait face. Elle se lève, se tourne vers moi et m’adresse un sourire enfantin comme seule elle a le secret. Sans prévenir, elle fait glisser le long de son poignet, une lame qui dévoile une coulée de sang écarlate. Je cours vers elle sans succès et lorsque son rire s’arrête, sa voix comme directement dans ma tête me glace.

« Je suis le sang que tu n’as pas goûté, mais que tu aurais pu. »

Et elle plonge dans le lac m’abandonnant le souffle court.

Oui. Je sais. La nuit que j’ai passé avec Axel, nos corps s’entremêlant. Je me souviens de l’odeur de son sang qui pulsait si fort. Je me souviens de mon envie d’y goûter et de ma résignation à ne pas le faire.

Je tombe sur les genoux et me mets à trembler. Devant moi, le lac a disparu, Axel aussi, mais l’odeur de l’hémoglobine persiste plus que de raison.

J’ignore combien de temps je suis resté dans cette position, attendant que la salle m’offre un nouveau challenge. Toutefois, il semble que ce ne soit pas ici que me sera offert mon second cauchemar et je me relève.

Après plusieurs jours, tout du moins, ce qui me paraît être plusieurs jours car la lune n’a pas été délogée de son piédestal, je commence à me dire que la salle ne sait plus quoi faire de moi et que je suis bloqué. Je n’ai pas vu Matt intervenir, je suppose que je ne suis donc pas encore arrivé au bout de mes peines. J’ai donc poursuivi mon exploration jusqu’à arriver sur une plage. Une magnifique plage de sable blanc, un océan au bleu profond et le bruissement des vagues. Pour passer le temps, je m’installe. Je construis un abri, ce qui peut paraître désuet compte tenu que le soleil n’a pas l’air de vouloir faire son apparition et qu’aucun changement de météo n’a eu lieu depuis mon arrivée. Assis le cul dans le sable, je contemple l’horizon tout en taillant un morceau de bois en forme de lance. Si le démon m’a demandé de n’amener aucune arme, il n’a jamais parlé de ne pas en construire une fois à l’intérieur.
Bientôt, mon regard accroche une imperfection. Une ridule sur l’eau. Une onde. Je me fige ne sachant que trop bien qu’il n’y a ici aucune aspérité incongrue sans qu’elle s’accompagne d’un message. Et le choque m’arrache un hoquet de surprise. Un homme magnifique sort de l’eau. Grand, plus grand que moi, sa peau blanchâtre brille sous le clair de lune et son sourire me fend le cœur. Je n’ose pas bouger. Je ne veux pas le voir disparaître et il avance vers moi sereinement. Une fois à mon niveau, Luka s’assied à mes côtés et serre ses genoux contre son torse. Je tourne un regard timide en sa direction de peur que ce simple geste ne le fasse s’évanouir. Ses iris sombres me contemplent et ma tête vrille totalement. Son odeur. Je reconnais même son odeur.

« Je ne suis pas réel. »

Je baisse la tête.

« Je sais … »

Mon cœur se rétracte dans ma poitrine et je résiste à le prendre dans mes bras, l’embrasser et l’emporter avec moi avant que tout cela ne soit plus qu’un souvenir à nouveau.

Il libère sa main la plus proche de moi et attrape la mienne. Si chaude sur mes doigts glacés. Cela me ramène à ma réalité. Celle où nous sommes tous les deux morts, des cadavres, l’un six pieds sous terre, l’autre macchabé ambulant. Mais je ne peux pas me résigner à le faire lâcher sa prise.
Contrairement à toute attente, Luka finit par s’approcher un peu plus de moi et prend mon visage dans ses mains. Il s’approche et m’embrasse avec la plus grande des douceurs. Jamais je n’oublierai le contact de ses lèvres, jamais je n’oublierai la sensation de ce baiser, si vraie, si belle.

Les détails qui s’ensuivent n’appartiennent qu’à moi, tout simplement parce que nous nous retrouvons. Notre couple renaît l’histoire d’un infime laps de temps et je pense que je m’endors.

Cela fait des jours que je n’ai pas dormi, pas mangé. Juste errer.

C’est le bruit familier d’une personne qui tousse à côté de moi qui me tire de ma torpeur.

Luka. Luka avant que je ne le perde. Je panique, je me redresse d’un bond et l’attire contre moi.

Mais comme il y a plus de trente ans, je ne peux rien faire. Il crache ses poumons et le sang dans sa main me renvoie tous les souvenirs de nos derniers moments ensemble. L’homme que j’aime en train de mourir. Je panique, je m’agite et soudain une pensée absurde.

Je me tourne vers lui et m’agenouille pour être à son niveau. Son visage est tordu par la douleur.

« Laisse-moi te sauver. »

Il lève un regard inquiet.

« Tu ne peux pas … Je suis le sang que tu n’as jamais gouté et dont tu ne pourras pas. »

Une nouvelle quinte de toux plus violente le saisit et je le prends dans mes bras alors que la vie le quitte. Je n’arrive pas à retenir mes larmes, mes cris et ce n’est que lorsque le poids de son corps se volatilise, que je me retrouve à nouveau seul sur la plage que je me permets de me rouler en boule. Au moins, je n’aurais pas à ensevelir son corps cette fois-ci.

Une fois encore, le temps passe sans que je ne puisse distinguer depuis combien de temps. Cela me paît une éternité.

L’odeur du sang de Luka me recouvre et je n’arrive pas à me défaire des tâches sombres sur mon corps lorsqu’il toussait. Je sens la mort, celle de l’homme que j’ai aimé.

« Je ne veux pas continuer. »

J’ai peur, immensément peur.

Je vois partir et s’évanouir, mourir des gens que j’aime, je ne suis pas dupe. Nath en fera partie et je ne veux pas le voir mourir. Je refuse. Même dans cet univers fictif, c’est plus que je ne peux supportais.

Cependant, une pulsion m’intime à me relever. J’ai faim. Tellement faim. Mes crocs pointent sans même que je ne puisse les retenir et je me dis qu’il est temps de chasser. Matt m’avait parlé de point de ravitaillement ou je ne sais quoi, mais je préfère me débrouiller. Je regagne la jungle et quitte le sable blanc qui a vu périr Luka. Incapable de me souvenir d’où je viens, je ne peux m’orienter pour deviner où je vais. C’est un jeu ici. Errer, se perdre. Physiquement et mentalement. Je ne suis pas sûr que tout cela était une bonne idée finalement. Mon corps me semble tendu, une machine puissante prête à se mettre en branle sans qu’elle n’ait que faire de ce que je pense. C’est le démon. Lorsque la faim me tiraille, il prend le dessus et je me retrouve simple pantin spectateur.

C’est au pas de course que je traverse la forêt, les arbustes m’écorchent les mollets et les branches se chargent de balafrer mes bras et mon visage. L’odeur de mon propre sang croupi me parvient et accentue ma rage. Ma faim ne cesse de grandir et mon instinct me dicte que je vais trouver de quoi me sustenter bientôt. Sans prévenir, la jungle stop et je rencontre le précipice d’une falaise. Emporté par mon élan, je saute dans le vide sans la moindre idée de la hauteur à laquelle je me trouve. La chute, comme le temps, me parait interminable et je m’écrase finalement dans les eaux sombres d’un nouveau lac. Il me faut un temps pour regagner la surface. Ma surprise est sans pareil lorsque je constate que ce sont les rives de Chicago en face de moi. Un regard par-dessus mon épaule et plus aucun signe de la jungle, je suis au milieu du lac Michigan. Je nage en direction de la zone portuaire et m’extirpe de l’eau sans difficulté. Mon corps ne m’appartient plus et je devine que mes pas me guident vers mon appartement, celui de Nath. Ma gorge se serre.

Je parcours la ville sans croiser âme qui vive et arrive enfin dans le hall de notre immeuble. Sans une hésitation, je gravis les marches et ouvre la porte. Nath me fait face. Je sais que c’est lui, derrière cette apparence de vieillard, je reconnaitrais entre mille ce regard pleins de tendresse qu’il me porte. Des larmes perlent aux coins de ses yeux et il m’invite d’un geste de la main à le rejoindre. Mais la faim est toujours là.

Je m’approche de lui ne sachant que trop bien la terrible fin de cette histoire. Je le sers dans mes bras et dépose un baiser sur son front.

« Je suis le sang que tu as gouté, celui qui est tient. »

Il penche sa tête me dévoilant sa nuque et je plante mes crocs dans sa chaire. Le vieil homme n’a plus beaucoup de ressource et très rapidement le sang lui vient à manquer alors qu’il ne tient plus debout. Mes bras le porte et le bruit de son cœur s’essouffle. Son cadavre me reste entre les bras et je le contemple. La tristesse qui me submerge n’a pas d’équivalence. J’ai raté le coche, j’ai raté ma vie et la sienne … Tout ça parce que je n’ai pas agi. Je n’ai pas le droit de faire cette erreur. Nath mérite que je sois plus fort.

« Il était trop tard pour te sauver … »

Tout comme Luka, son corps finit par disparaître et je me retrouve seul. Tout autour de moi, la pièce, le sol, les odeurs s’évanouissent et je me retrouve seul. Je ne peux sauver personne, je ne peux aider personne autre que moi-même pour l’instant. J’ignore si c’est le message qu’espérait Matt, mais c’est celui que je retiens. Je dois apprendre à me connaître, à savoir qui je suis. Tant que la créature en moi est occultée, je suis un danger.

Un rire me fait écho. Je me retourne pour apercevoir mon double. Ses yeux brillent d’une étincelle bestiale. Sa langue passe sur ses lèvres et capte les dernières gouttes de son repas. Les dernières gouttes de l’existence de Nath. Il s’adresse à moi et le ton de sa voix me tranche par sa froideur.

« Arrête de penser que nous sommes deux … Toi et moi ne faisons plus qu’un. »

Il s’approche de moi, mais je ne cille pas. Je sais que je ne suis pas un danger pour moi-même. Il pose une main sur mon épaule et plante ses iris bleutées dans les miennes.

« Je suis ton sang, ta force. »

Sa main se fond dans mon corps et je me retrouve seul à nouveau alors que nous fusionnons. Je le sais. D’un regard vide, je contemple la porte se dessiner devant moi, venue de nulle part. Je pousse un soupir ne sachant si j’ai réellement trouvé une réponse ou simplement une confirmation de ce que je savais déjà. Mes doigts entre en contact avec la poignée et je me retrouve à l’hôtel de Matt.

Le tenancier est déjà parti que j’ai à peine le temps de réaliser ce qu’il vient de me dire. Je hurle, je l’insulte et vocifère contre les inepties qu’il vient de formuler.

« J’t’en foutrai de la verveine ducon !! »

Dans ma colère, je me mets à démolir l’effigie de Nath. Ce vieil que je sais n’être pas lui et dont la vision m’insupporte dorénavant. L’appartement se retrouve sans dessus-dessous. Mes cris me transpercent et je me mets bientôt à attaquer la chair de mon corps. Mes ongles s’enfoncent dans mes joues, des lambeaux entiers de peaux s’agglutinent sous mes ongles et mes hurlements ne deviennent que plus intenses. Je griffe mes bras, mes jambes, mon torse, tout ce que mes doigts peuvent attraper sans discernement de la douleur physique de celle psychique.

« Je veux pas, je veux paaaaaaaas. »

Le premier qui me dit que c’est moi qui ai demandé pour ça, je le bute. Sans merci. J’en fais de la chair à saucisse, je le farci … tout ce que vous voulez, mais qu’on vienne pas me balancer que j’ai demandé tout seul pour ces conneries. Je viens de passer un temps incroyable à voir des gens que j’aime mourir, disparaître, se mutiler ou me demander de les blesser et maintenant, me croyant prêt à en avoir fini. Le démon me sape le moral. Il veut voir un chasseur ? Je vais lui en donner. Autour de moi, la salle tournoie et disparaît pour ne laisser place qu’à la même jungle dans laquelle j’avais débuté mon périple. Je jurerais que ce point de départ est d’ailleurs le même que la dernière fois. La différence repose sur la présence proche d’un certains nombres d’humains. Je hume leur odeur et un sourire bestial apparaît sur mon visage. Il veut me voir chasser ? Il va voir. Je laisse mes crocs poindre et me lance à la poursuite des hôtes de ces bois. Le premier humain entre mes griffes et je plante mes crocs dans sa carotide sans hésiter. Tout ceci ne sert à rien. Ce n’est qu’une illusion maintenue par un fou démoniaque qui se croit supérieur à tout le monde. Je deviens fou. Fou de colère. Aucune solution ne va me venir de ce jeu et je reste le même homme. Dangereux pour ceux que j’aime. Le cadavre à sec, je me remets en route pour trouver une autre victime à sécher de son sang. Il s’en va ainsi d’une dizaine de corps que je laisse sans vie, sans me soucier du mal que je sème.

Il n’a qu’à revenir, je suis prêt à le confronter ce foutu démon qui ose me parler de prendre une tisane alors que je crains pour la vie des gens que j’aime à cause de la malédiction que je porte en moi. Las de ce petit tour de passe-passe, la vie, la mort, le sang … je m’effondre sur le sol humide sentant légèrement le moisi de la jungle. C’est n’importe quoi … je suis épuisé.

Je lute. Je ne sais pas dire à quel point l’humain que je suis – que j’ai été – se braque de toutes ses forces. Si on y pense, rien de surprenant, j’ai toujours été un battant, me battre contre la société, les préjugés, le regard des autres … Ma vie, ma mort est un combat. Une bataille contre la vie même pour la narguer de m’avoir donné la mort. Je vivrais pour deux que j’ai promis à Luka … et me voilà mort deux fois. L’ironie est terrible.

Toujours avachi dans la mousse, je finis par puiser dans les réserves de mon énergie pour me relever et continuer mon périple. C’est incroyable. Ma colère ne descend pas et je me tiens droit, les muscles bandés prêt à attaquer à nouveau la moindre créature qui se dresse dans les environs. Je ferme les yeux et hume l’air … cet air si factice. Je ne saurais justifier mon état. Cela s’empire. Savoir que je suis coincé dans cette illusion perpétuelle exacerbe ma frustration et je recommence à courir, détruisant autant de végétation que je le peux. Les humains ont disparu et je ne ressens plus la moindre présence. Définitivement, cette salle veut me mettre dans une fureur noire.

Pour la seconde fois, l’environnement autour de moi se remet à tournoyer et je me retrouve dans une pièce étroite dont la surface paraît liquide. Je pose ma main contre cette étrange façade qui ne rencontre aucune résistance et bientôt, le liquide froid, noir, à l’apparence miroitante happe mon bras. Je ne me débats même pas et traverse le mur. Aucune porte, mais j’ai l’impression que pour cette fois, je ne suis pas abusé par une pseudo réalité. L’hôtel est réel, je suis sortie de la salle. Un sourire carnassier se dessine sur mon visage et je me dirige d’un pas serein vers la salle de bain où mes affaires m’attendent sagement. Une douche rapide et je repars discrètement sans demander mon reste au propriétaire. En revanche, le monstre se déchaîne toujours en mon sein. Je regarde mon téléphone pour convenir que douze jours se sont écoulés depuis que je suis arrivé à l’hôtel du démon pour tester sa salle. Je n’arrive pas à savoir si cela à fonctionner, mais quelque chose me dit que là aussi j’ai failli et la rage aveugle qui me submerge m’entraîne vers les quartiers les plus mal famés de Chicago. Une nuit de carnage … Sans doute que tout le sang ingurgité dans la salle n’a en aucune mesure contenté mon appétit, les trois cadavres de cette nuit feront l’affaire et je retourne d’un pas plus apaisé à l’appart de mon cher et tendre … Si je n’ai plus faim … si je n’ai plus de colère … C’est la peur et la tristesse qui devienne mes compagnons de route et je sens se dessiner le plan d’une échappatoire pour protéger la famille de l’homme que j’aime. Matt me narguerait et me traiterai de fuyard … mais je ne le vois pas ainsi. C’est évident, si même lui n’a pas pu m’aider, qui le pourrait ?