La tête à l'est, le coeur à l'ouest [LIBRE]

La nuit est noire depuis plusieurs heures déjà, et j'en profite, assis sur les tuiles du toit de la maison, pour perdre mon regard dans le lointain, bien au delà des lumières aveuglantes de la ville autour de nous. Je ne prétendrais pas observer les étoiles, il y a longtemps très certainement que même le regard acéré d'un vampire n'en a pas vu dans les environs. Mais soyons honnêtes, je suis loin d'être attentif à mon environnement immédiat, mon esprit étant plutôt parti loin à l'ouest, au delà de l'océan Pacifique, et au delà même des étendues glacées de la Sibérie.
Les quelques semaines passées loin de l'Amérique avec Mina, dans ce château écossais que nous avons fait nôtre il y a assez de décennies pour en faire des siècles, ne doivent pas être totalement étrangères à cette nostalgie du pays qui me tient le cœur depuis. Si une part de moi avait hâte de retrouver la moitié manquante de notre famille, une autre, peut-être plus grande, souhaitait retrouver ses racines sans refaire escale au port avant.

La Russie n'est certes plus ce qu'elle était à l'époque de ma jeunesse, ou même de celle d'Anya - même si un regard objectif trouverait déjà bien des décrépitudes à cette époque. Nikolaï était certes un homme bon, mais sans doute pas le meilleur tsar que la Russie impériale ait connu -, et l'un de mes regrets restera sans doute de ne pas avoir su en faire profiter Mina entre deux massacres et trois boucheries à cette époque où je n'étais capable de me tenir qu'avec l'estomac plein et mes envies de meurtres momentanément calmées. Si je suis fier de mon comportement à cette époque? Si tel était le cas, je ne me serai pas rangé, et pire encore, j'aurai laissé Anya me suivre dans cette fureur qui m'habitait lors, avant que le départ de Mina ne soit l'électrochoc dont j'avais sans doute besoin pour avancer. Les quelques années passées auprès des miens par la suite ont sans doute aidé, également, même si le tragique destin de ma famille aurait pu réveiller le monstre en moi... soyons honnêtes, les bois aux alentours de St Pétersbourg regorgent sans doute encore aujourd'hui des ossements de soldats rouges qui n'auraient pas dû se trouver sur mon chemin.

Je romps la tranquillité du moment d'une expiration parfaitement inutile, mais nécessaire, alors que mon regard se porte une fois de plus sur le ciel obscur au dessus de ma tête.

"J'aurai du mettre au défi la moitié des voyantes de l'Empire de deviner le destin de l'encombrant bâtard du tsar. On aurait sans doute ri deux minutes."

D'ailleurs, cette seule pensée m'amuse, un instant, avant que je ne revienne au temps présent et à la respiration calme des clients qui dorment là pour la nuit. Ca se pourrait que j'ai envie de casser une graine moi. Et d'un verre. Peu importe l'ordre.