Adriel a vu le jour au sein d’une meute vivant en pleine forêt, loin de toutes habitations humaines. Certains membres faisaient des expéditions régulières mais plutôt rares dans les villages les plus proches pour se procurer outils et vêtements, mais les interactions se limitaient à ça. Élevé par ses parents mais aussi par toute la communauté, la meute ne vivait pas totalement recluse sur elle-même et accueillait facilement les autres créatures non humaines, même si ces derniers préféraient repartir au bout d’un moment. Seuls les loups restaient, parfois. C’est comme ça, qu’un beau jour, alors qu’Adriel avait à peine huit ans, qu’un homme leur avait laissé Kristal, une née-loup de dix ans. Rapidement, les deux se considérèrent comme frère et sœur et passèrent une partie de leurs jeunes années à se chamailler, tout en apprenant les rudiments de la survie, pister les proies, tenir à peu près sa place au sein d’une meute...

Adriel ne se souvient pas de grands évènements particuliers durant son enfance, si ce n’est un hiver particulièrement froid qui avait contraint les adultes à aller acheter de la nourriture dans le bourg le plus proche, à plusieurs centaines de kilomètres. Mais déjà à cette époque, là où Kristal écoutait des heures durant les anciennes légendes de leurs ancêtres et continuait à parfaire sa maîtrise de la lecture et de l’écriture, lui préférait partir dans la forêt, dormir sur un rocher bien chauffé par le soleil, courir après des ratons-laveurs, des lièvres ou des castors, sous la surveillance d’un membre de sa meute. Le reste ne l'intéressait guère.

Ensuite, il y a eu l’adolescence et ses premières transformations. Les longues balades en forêt seul cette fois, les parties de chasse et les « incidents ». C’est ainsi que la meute qualifiait les accidents qui survenaient avec les rares touristes qui passaient dans le coin. Les plus âgés disaient que ce n'était pas très grave, que des humains disparaissaient quelques fois, qu’il en avait toujours été ainsi et qu’il fallait seulement se débarrasser des corps intelligemment.

Adriel a été l’instigateur d’un de ces « incidents » alors qu’il avait à peine 15 ans. Par une belle journée d’automne, alors qu’il vadrouillait depuis plusieurs jours sous forme lupine, il tomba nez à nez avec un couple d'humains. Sous le vent, obnubilé par une bête chasse au lapin, il fut aussi surpris qu’eux par la rencontre, qui aurait pu s’arrêter là. Il allait déguerpir non sans avoir grondé, les humains auraient sans doute conté leur fabuleuse rencontre avec un loup –un chouia plus massif que la moyenne- et fin de l’histoire.

Seulement voilà. La femme, dans un instant de panique,  eu une réaction que toute proie à face à un prédateur : la fuite. Et Adriel, face à cet être vivant apeuré et fuyant, a eu pour mouvement instinctif l’attaque. Après tout, chaque chasse ne débute que lorsque la proie se met à courir... Et avant qu’il ne maîtrise ses instincts, le mal avait été fait : il se retrouvait avec deux humains hurlants, dont un méchamment mordu. Or un mordu, c’est une bombe à retardement, une menace pour leur vie discrète loin de tout. Alors il avait fait taire les hurlements de la femme d’une morsure bien placé avant de se retourner contre l’homme qui le menaçait d’un ridicule bâton. Sur le coup, il avait juste pensé que les humains étaient plus facilement abattables qu’un caribou. Puis après... Après, sa sœur l’avait trouvé, bêtement assis, entre les deux cadavres.

Les plus expérimentés s’étaient occupés de faire disparaître le massacre intelligemment, et Adriel avait depuis ce jour fui les humains qu’il entendait ou sentait sur le territoire de leur meute, sans toutefois renoncer à ses escapades. L’incident avait été rapidement oublié et les années s’étaient écoulées sans autres problèmes. Adriel avait une place définie au sein de sa meute, et tout était parfait.

Toutefois, la vie vous pousse à faire des choses diamétralement opposées à vos aspirations, et c’est exactement ce qu’il s’est passé. Adriel pouvait encore décrire la matinée qui a bouleversé le cours paisible de son existence, même s’il fait tout pour oublier.  Dans les grandes lignes, parce qu’il déteste vraiment en parler, il avait entendu des bruits inhabituels provenant de leur lieu d’habitation. Même s’il avait couru aussi vite qu’il le pouvait, le calme inquiétant et la forte odeur de sang aux abords du camp l’avait fait approcher discrètement, aux abois.

Ce qu’il y trouva le laissa totalement perdu et apeuré. L’odeur âcre du sang provenait des corps sans vie de sa meute, qui gisait ça et là. Au milieu de tout ce carnage, il nota tout de même quelques odeurs qui lui étaient inconnues, mais ne s'appesantit pas dessus, avançant la truffe basse, attentif aux moindres sons. Malgré la peur et l’incompréhension, Adriel sentit la colère gronder en lui. Il ne pouvait pas laisser les assassins de sa meute s’en tirer comme ça. Il devait se venger. Mais malgré ses pensées qui s’agitaient, un râle attira son attention. Il ne lui fallut que quelques instants pour en trouver la source : Jolan, son alpha. Oubliant toute prudence, il se précipita à ses côtés, reprenant forme humaine dans le même temps.

“Fuis.”

Adriel avait déjà passé outre certains ordres de ses bétas et s’était fait remettre à sa place, il avait défié quelques autres membres de la meute, mais jamais il n’avait désobéi à un ordre direct de Jolan. Pourtant cette fois, il ne bougea pas, le fixant sans comprendre. S’il fuyait, il serait coupable de les avoir abandonnés. Il se retrouverait seul.

Incapable de dire quoi que ce soit, de se rebeller contre cet ordre qu’il le terrorisait autant qu’il le dégoutait, il resta à genoux à côté de son alpha, totalement abasourdi. Dans cet état,  il n’entendit pas l’homme derrière lui, et ce fut son alpha qui lui évita la mort, le poussant hors de la trajectoire létale d’une lame d’argent. Au lieu de lui séparer la tête du tronc, la lame se contenta de mordre avidement son bras, le brûlant plus douloureusement que toutes les blessures qu’Adriel avait déjà récolté. Ce fut le choc qu’il lui fallait pour reprendre pied avec la réalité et obéir à l’ordre qu’on lui avait précédemment donné : fuir.

Adriel ne savait plus combien de temps il avait filé entre les arbres et les buissons, combien de rochers lui avaient abîmé les pattes, mais il avait fini par s’effondrer sous forme humaine dans l’humus humide de la forêt, à bout de force. Incapable de fermer l’œil malgré la fatigue, il resta aux aguets, ne sachant pas s’il était suivi où si son attaquant c’était fait tuer avant de donner l’alerte. Dès qu’il eut assez de force, il continua son errance, maudissant sa peau humaine trop fragile et son corps qui supportait moins le froid sans fourrure.

De ses premières semaines de fuite, il ne lui reste plus grand chose en mémoire. Sa blessure ne guérissait que très lentement, avait fini par s’infecter, et il avait eu des fièvres. Même lui se demande comment il avait fait pour survivre, avec peu de nourriture et d’eau. Peut-être que la pleine lune d’après l’a aidé à se rétablir, ou peut-être qu’il se refusait à mourir tel un chien errant abandonné… Toujours est-il qu’il avait réussi à sortir de la forêt, sur trois pattes et demie, l’une étant toujours faiblarde.

Il avait pris la direction de l’est, vivotant en croquant quelques poules et autres bétails stupide quand il n’y avait pas de petit gibier, évitant autant qu’il le pouvait les grandes agglomérations. Il était arrivé à un lac immense et sans savoir trop pourquoi, il avait continué sa route vers le sud pendant des semaines, malgré la présence de plus en plus envahissante des humains, jusqu’à débarquer dans une ville particulièrement grande, puante et bruyante : Chicago.

Après avoir passé plus d’un mois sur la route, sous sa forme animale, Adriel n’est même plus certain de réussir à rester dans un milieu si différent de tout ce qu’il a connu  jusqu’à présent. Son arrivée en ville ne s'est pas faite sans heurts, et il a déjà été coupable de plusieurs “incidents”, dont un qui a réussi à lui échapper.