Vendre un livre à un dragon (avec Eliott Ness)

Si j'ai l'air davantage perturbé que d'ordinaire? Agité, je dirai. C'est pas tous les jours que votre fille unique, dont vous étiez sans nouvelles depuis plusieurs mois, vous annonce, à son retour, que vous allez être grand-père. Non pas que ça ne me fasse pas plaisir, bien au contraire. C'est juste que je pensais avoir encore cinquante ans devant moi avant que ça n'arrive. A contrario, une part de moi aurait souhaité que ma chère et tendre épouse soit encore de ce monde pour pouvoir prendre son petit-enfant dans les bras. Bref, je suis légèrement sous tension, et ça a du se ressentir dans mes cours, parce que mes élèves n'avaient pas leur attitude habituelle. Ils étaient davantage sur la réserve, comme s'ils me craignaient. D'accord, j'imagine que l'aura que dégage un Dragon est déjà suffisamment expressive en temps normale pour penser qu'elle peut être crainte quand il est sur les nerfs.
C'est ce qui m'amène à la librairie. J'ai envie de me faire pardonner des uns et des autres. Et vu que je me suis fait refouler par un certain vampire ayant clairement refusé de venir évoquer la famille royale russe face à mes élèves (et pourtant ce que j'aurai aimé, vu les heures que je leur ai fait passer à étudier le sujet, qu'ils puissent interagir avec un es derniers témoins de cette grande époque! ), je crois que ma dernière option est de taper dans la semi-fiction pour leur faire étudier le sujet sans les barber. Ma solution? Les énigmes ça fonctionne toujours. Et j'ai croisé le résumé d'un livre fort intéressant sur Google. Mais, puriste comme je le suis, je préfère prendre le temps de me le procurer en librairie plutôt que de cliquer sur un bouton pour le recevoir directement chez moi. Les humains sont déjà les créatures les plus associables que je connaisse (exception faite des vampires, mais ils viennent directement des humains, aucune surprise), faut en plus qu'ils en rajoutent en s'épargnant la "difficulté" de croiser quelqu'un d'autre pour faire leurs achats... Je serai curieux de connaitre leur excuse... à moins qu'ils ne pensent que tous les autres hormis eux ont la gale, peut-être...

"Bonjour. A vrai dire, je cherche un exemplaire du "Complot Romanov", de Steve Berry. Et je dois dire que si vous en aviez d'autres de cet auteur, je serai plutôt preneur. Il a une plume intéressante."

J'imagine que sur un poste tel que le sien, on doit voir venir des gens qui ne savent pas ce qu'ils recherchent, ou en ont une très vague idée. J'ai tendance à être assez pointilleux pour m'éviter ce genre de désagrément. Mais en même temps, l'aventure, c'est parfois agréable.

"Pardonnez-moi la question mais... ne nous serions-nous pas déjà vu, en d'autres occasions?"

Comme? J'ai une très mauvaise vue largement compensée par les lentilles jetables qui assistent mes yeux. Des lentilles qui n'apprécient généralement pas que je reprenne ma forme originelle. Mais, à défaut des détails, je repère assez facilement l'apparence générale de quelqu'un.

La jeune demoiselle me confirme qu'elle connait ce livre, et mieux encore, qu'elle l'a actuellement en rayon. Ainsi que d'autres du même auteur. Je court-circuite cependant malgré moi son mouvement en direction de ses rayonnages, en posant des mots sur l'impression de déjà-vu qui me prend à son contact. D'où je la connais? Elle répond à ma question par sa réciproque, ce qui me pousse à user d'autres sens que ma vue défaillante pour y répondre. Nous autres dragons avons le nez fin. Enfin, surtout pour confirmer ce que j'ai devant le nez. Soyons honnêtes, un humain est un humain, pour moi, si je fais exception de mon épouse. Elle était unique, et j'étais capable de reconnaitre son parfum entre tous au milieu de la foule la plus compacte que cette ville peut nous offrir. Je parviens toujours à le sentir malgré les années d'absence, d'ailleurs. Mais je m'égare. Je profite d'une inspiration un peu plus profonde que les autres pour me faire une idée de la personne que j'ai devant les yeux. Une sirène? Une odeur habituelle pour moi qui donne aussi souvent cours à Atlantis qu'à Chicago. Elle n'est pourtant pas l'une de mes élèves, passée ou présente, de cela je suis certain.

"Si mon intuition est la bonne, je comprends aisément qu'il me soit plus simple de vous reconnaitre que la réciproque. Mais je crois que cet endroit bondé n'est pas l'idéal pour discuter de ce qui ne regarde pas le commun des mortels."

Je lui offre un sourire avant de lui indiquer d'une main d'en revenir là où nous en étions. Ma recherche littéraire, donc. Je la suis à travers la boutique, profitant de la proximité qui s'établit naturellement entre un vendeur et son client pour revenir un instant sur le sujet que j'ai volontairement laissé de coté.

"Il me semble vous avoir croisée aux abords du lac." Je jette un coup d’œil dans sa direction pour juger de sa réaction. "D'accord, en plein milieu. J'étais un peu plus couvert d'écailles. Et surpris de sentir une sirène qui en soit dépourvue. Mais l'endroit est mal choisi, assurément."

Je lui prend précautionneusement le livre des mains, avec le même soin que j'apporterai à une relique ancienne, le retournant pour en parcourir le résumé.

"Parfait."

Je relève le regard vers le sien, alors qu'elle me parle d'hybridation avant de me donner rendez-vous à sa pause de midi. Une bonne idée, qui me trottait vaguement dans la tête. Heureux qu'elle l'ai suggérée, j'y acquiesce d'un signe de tête, comprenant que la partie moins professionnelle de cette conversation s'arrête là, ou presque.

"Eliot Ness. Aucun rapport avec Al Capone. Même si je pense revenir vous voir à ce propos. On ne prend pas assez le temps d'étudier l'histoire de sa propre ville."

Si mes élèves ont fait le rapport, de leur coté? Demandez à des collégiens qui était Al Capone.. nope. Le programme national est fait de telle façon qu'on ne s'intéresse pas assez aux détails les plus intéressants de l'histoire. L'histoire de l'Europe, la colonisation, la Guerre d'indépendance, la Guerre de Sécession, le Krash de 29... mais pour les infos plus précises, les jeunes n'ont plus qu'à chercher dans les séries télés à la mode. Avec toute la relative précision qui va avec. *

"Pardon, je n'ai pas étudié davantage la bibliographie de cet auteur. J'ai eu l'occasion de lire quelques uns de ses ouvrages, mais pas davantage. Vous en auriez d'autres en rayon?"

Concernant ce rendez-vous qu'elle m'a suggéré? Je trouverai de quoi m'occuper d'ici l'heure du déjeuner. Je dirai même que cela me laissera le temps de lire quelques pages de ces livres devant un café sur une terrasse proche.

Je croise son regard du mien, amusé, quand elle me dit qu'elle pensait à une autre référence concernant mon nom. Le Loch Ness? Elle ne pourrait viser plus juste. Ma mère fut le monstre du lac, cette étendue d'eau froide qui m'a vu naitre et grandir avant que ma route ne me mène à rejoindre le Nouveau Monde et un lac à la fois immense et vide de tout autre Dragon que ma fille et moi. Si un autre a su trouver tanière à prendre dans le lac écossais? Pas la moindre idée. Cela fait des années que je n'ai pas remis les pieds en Écosse, et de toute façon, on ne peut pas dire que nous autres Dragons d'eau soyons portés sur la famille. Autre façon de dire que je n'en connais de toute façon aucun autre. Ma mère m'a tout appris, et j'ai appris ce que je pouvais à ma fille, et oui, nous galèrerons à deux dans cette nouvelle aventure qui nous attend. Elle-même apprendra probablement tout à sa propre fille, et ainsi de suite. Si nos routes nous font croiser d'autres écailleux, je prends, mais les trouver n'est clairement pas dans mes priorités absolues.

La jeune femme se tourne de nouveau vers ses rayonnages à ma demande, en ressortant avec plusieurs livres dans les mains. J'ignorai qu'un auteur avec un tel sens du détail et tant de recherches dans ses livres pouvait se montrer aussi productif. Une leçon que je compte garer en mémoire.

"Cotton Malone, son héros récurrent, si je ne m'abuse? Sans doute ai-je déjà lu certaines de ses aventures, mais si cela se suit, il vaudrait sans doute mieux les reprendre dans l'ordre."

Si cela se voit à ce point que j'aime l'Histoire et ses énigmes? Il est vrai qu'on me trouvera plus facilement doté d'une montre à gousset que d'une montre connectée, et que ma garde-robe pourrait passer pour désuète. Mais c'est là simple coquetterie de ma part. Je trouve effectivement les tenues des années 40 bien plus élégantes que celles d'aujourd'hui.

"Parcourir les parchemins perdus de la bibliothèque d'Alexandrie? Un rêve absolu pour tout historien qui se respecte. Bien que je ne sois qu'un humble professeur d'histoire avec, de l'avis de ses élèves, un accent à couper au couteau. Enfin bref. Ne vous excusez pas d'être passionnée par un sujet aussi intéressant. Je préfère de loin m'adresser à un interlocuteur tel que vous qu'à une personne qui se contente de survoler les sujets sans être piqué de curiosité."

Ce sont plusieurs livres qui finissent dans mes mains, avec tout ça, et je crois que je vais avoir autant de lecture que de prochains sujets à voir avec mes élèves. Le programme national? On en parle, de temps à autres. En vérité, certains sujets se survolent et d'autres s'examinent plus en détail. Cela s'appelle la culture générale. Et je préfère une classe capable d'argumenter un débat de groupe plutôt qu'une capable de me réciter par cœur la liste des 45 présidents des USA.

"Mais j'imagine que vous avez d'autres clients qui vous attendent. Nous en parlerons plus avant à cette pause, si l'envie vous en dis."

La jeune femme finit par reprendre son service, et je finalise l'achat de mes livres avant de sortir de la boutique, rejoignant la terrasse du bar-restaurant le plus proche. Le reste de la matinée me verra lire les premières pages de l'un de ces livres, devant un - ou plutôt trois - thés noirs, jusqu'à ce qu'une voix bien connue me tire de ma lecture.

"Je songe à passer mes prochaines vacances à proximité du lac Baïkal," Je tourne vers elle la couverture du livre que j'ai pu commencer, à savoir, Le Complot Romanov. "Mais effectivement, la matinée fut intéressante. Quand à vous?"

Le serveur se dirige vers nous, espérant peut-être que je remarque qu'il y a déjà plus d'une heure que j'ai terminé ma tasse, et que Amélie désire consommer elle aussi. "La même chose, et vous m'amènerez la note, y compris le verre de mademoiselle."

Les commandes prises et l'homme éloigné, je reporte mon attention sur la jeune sirène.

"Nous disions donc, le lac?"

Je l'écoute me parler de ses parents et des caractéristiques des sirènes que son frère et elle ont obtenu de leur mère aquatique. Il est vrai que la plupart des races "perdent" en attributs lorsque l'on parle d'hybridation, donnant à leur descendants une part d'elles-mêmes en leur en refusant une autre. De ce que j'en sais, ma race fait exception dans le domaine, et heureusement, étant donné nos habitudes solitaires et nos effectifs réduits... sans parler du fait qu'à ma connaissance, je sois le seul mâle existant. Je crois que l'apport de sang humain dans notre génétique nous a permis de nous adapter à une vie au milieu de ces créatures, car il est certain que nos lointains ancêtres ne possédaient pas la capacité que nous possédons aujourd'hui de nous mêler à leur communauté, mais par pitié, ne me demandez pas à quel moment cela a pu se faire, cette "première rencontre" entre Dragon d'eau et humain qui a inscrit leurs gènes dans notre code génétique. Honnêtement, c'est vraiment pas une question à laquelle je souhaite avoir la réponse, et dieu sait que je suis curieux de nature.

"Chacun a hérité d'une part de son héritage, donc. Et concernant votre père? Les sorciers transmettent-ils quelque chose à leurs descendants?"

De mon point de vue, les sorciers ne sont que des humains légèrement améliorés. Certes, ils sont capables d'une panoplie de magie dépassant de loin les vues de la plupart des races, cantonnées dans un domaine propre - vous ne verriez jamais un Dragon d'Eau communiquer avec la roche -, mais de mon point de vue, ils restent humains. Impossibles à cerner, aussi différents les uns des autres tant par l'esprit que les dons... certains peuvent être d'une ouverture d'esprit pas croyable et d'autres refuser de sortir de leurs covens et de leur "moi je"... J'ai eu l'occasion d'en avoir quelques représentants parmi mes élèves, au fil des années. Entre ceux qui se mêlent si bien aux humains qu'ils passent quasiment inaperçus au milieu d'eux, et ceux qui se croient au dessus du lot parce qu'un certain Mayfair était de leur lointaine lignée... le reptilien que je suis préfère rester perplexe face à une race aussi complexe à cataloguer.

"Je suis un Dragon d'eau, effectivement. Le genre de créature que l'on ne rencontre pas tous les quatre matins, n'est-ce pas?"

Une ironie qui tire légèrement sur une certaine pointe d'amertume, dirons-nous. Je n'ai jamais vraiment recherché le contact avec les miens, sachant à peine citer trois lacs où il se pourrait potentiellement que l'un ou l'autre soit installé, et pourtant, parfois, j'aimerais qu'on puisse dire qu'il est aussi courant de croiser l'un des nôtres qu'il l'est de tomber sur un vampire ou une fée. Vous me direz, nous risquons bientôt d'être trois à nager dans ce lac, et aussi grand soit-il, on pourra presque parler de surpopulation au vu de ce qui se fait d'ordinaire. Allez savoir, peut-être que dans d'autres contrées, il existe des populations entières, et que les rares solitaires que je connaisse ont tout simplement choisi leur solitude. Je n'ai jamais vraiment pris le temps de creuser la question.

Elle n'entre pas assez dans le détail à mon gout concernant les sorciers et ce qu'ils peuvent transmettre à leur descendance, mais ma curiosité est parfois mal placée, je le sais, alors je n'insiste pas davantage sur ce sujet. Alors qu'elle embraye d'elle-même sur un autre sujet, à savoir un don "controversé" qu'elle possèderait. J'avoue que là, elle m'intrigue. Je suis un Dragon d'eau possédant la faculté de me mêler à la race humaine comme si j'étais l'un d'eux tout en étant un allergique complet aux mensonges, chose difficile à garder pour soi quand on est face à l'humanité et sa manie furieuse de mentir sur tous les sujets. Un mélange de mensonge et de recherche de vérité qui me rendrait presque hypocrite aux yeux des autres. Alors, du point de vue de la controverse, je n'ai rien à lui redire.

"Je suis du genre ouvert d'esprit. Mais vous m'intriguez, en vérité. De quel don parlons-nous exactement?"


Quel don de sirène pourrait être considéré comme controversé? Disons que tout dépend de quel point de vue on se place pour parler de controverse. Pour les humains, tout donc "intrusif" serait considéré comme tel. Pour les sorciers, tout don qu'ils ne savent pas imiter avec leur magie à l'éventail si large et si réduit en même temps. Pour les miens? Un don qui nous priverait d'une quelconque étendue d'eau dans laquelle nous prélasser, j'imagine. Oui, toutes les légendes sur les Dragons ne sont pas fausses, et certaines concernent aussi bien nos cousins ailés et incendiaires que nous autres... du genre qu'on aime se reposer sur notre trésor. Ma mère possédait une grotte dans laquelle elle avait amassé nombre d'objets brillants que les hommes avaient fait tomber dans le lac. La mienne est davantage tapissée de coquillages en tous genres, pour être honnête, mais si le soleil pouvait s'y promener, elle brillerait tout autant, soyez en certains.

Elle m'explique alors que son don n'est autre que celui de la télépathie, cette capacité que possèdent certaines créatures magiques à entendre les pensées des autres. Ou à s'immiscer dans leur esprit. J'ignore duquel nous parlons jusqu'à ce qu'elle me donne plus de détails sur son don, m'expliquant qu'elle fait partie de ceux qui savent ouvrir leur esprit aux pensées des autres. Un peu moins intrusif, je dirai.

"Si vous l'utilisez à bon escient, peut-on vraiment vous en vouloir?"

Si je suis surpris d'apprendre qu'elle n'y parvient pas avec moi? Le contraire m'aurait davantage surpris, je dois dire. Non pas que j'ai souvent eu l'occasion de croiser beaucoup de télépathes dans ma vie, mais j'ai pris le temps d'étudier un minimum ce qu'il y a à savoir sur ma race et ses légendes. Sans vouloir me vanter, nous sommes puissants, même si dans d'autres sphères, nous sommes vulnérables. Que notre esprit soit imperméable aux incursions d'un télépathe ne me surprend pas.

"Autre façon de dire que mon esprit est puissant? Plus sérieusement, sans vouloir vous dire que vous m'êtes inférieure, là n'est pas ma pensée, je ne suis pas réellement surpris de ce que vous me dites."

Je jette un regard au livre qui est resté posé sur la table à coté de mon café, amusé.

"D'un autre coté, vous n'en avez pas eu besoin pour savoir trouver le livre qu'il me fallait."

"Je pense que nous sommes toujours tentés par la facilité, à un moment ou un autre. Se poser la question de l'éthique, c'est à mon sens la première preuve de notre intégrité."

Si je serais aussi intègre avec un don tel que le sien? Sans doute que je serai tenté de l'utiliser pour savoir qui est le responsable d'une stupidité faite dans mon dos par l'un de mes élèves plutôt que d'attendre que le coupable se dénonce pour préserver toute la classe (notez qu'ils ne se dénoncent jamais), ou pour savoir s'il faut s'inquiéter quand une personne demande à vous causer.

Nous en venons à parler du livre que j'ai acheté plus tôt, et je pose la main à coté, histoire de glisser un doigt que la couverture en passant.

"Un peu des deux, très certainement. J'ai la mauvaise manie de m'intéresser à une période de l'histoire à la fois, et d'y plonger profondément. Et mes élèves font les frais de ces digressions sur leur programme annuel. Enfin, je suppose qu'il vaut mieux un enseignant passionné qui sort un peu des clous plutôt qu'un enseignant dans les clous blasé qui lit son cours comme il lirait une encyclopédie. Sans vouloir m'offrir de fleurs."

Je prends le temps de perdre mon regard autour de nous, mes yeux noirs s'arrêtant tantôt sur ce merle poussant la chansonnette du haut de sa branche, tantôt sur ces enfants qui courent après un ballon dans un des rares carrés d'herbe qu'il existe dans cette ville, si l'on omet Lincoln Park et ses deux ou trois copains espaces verts de la banlieue.

"Je crois qu'on ne peut pas faire aimer aux autres quelque chose que l'on aime pas soi-même. Et j'espère que le jour où je verrai ce que je fais comme une corvée, j'aurai la sagesse de changer de carrière pour ne pas faire endurer ma lassitude à mes élèves."

Je dois avouer, en toute honnêteté, que j'ignore totalement ce qui m'a conduit à éprouver une telle attirance pour l'histoire en général. Bien sur que j'ai été bercé, enfant, par les légendes que ma mère connaissait sur notre peuple et tout ce qui s'en rapprochait, mais hormis cela, je dirai que j'ai fréquenté les bancs de l'école bien assez tard pour que cela puisse réellement être une justification valable. Oui, quand on grandit dans un lac, on va rarement à l'école, et ce n'est qu'après le décès de ma mère et mon rejet du lac et de tout ce qui s'en rapprochait que j'ai réellement saisi l'opportunité d'étudier.

"Je comprends. Et quelques part, j'espère qu'une part, même négligeable, de mes élèves en pensent de même."

Ou en penseront de même dans le futur. Je sais bien que ce n'est guère à 15 ans qu'on fait d'un jeune humain un amoureux de l'histoire de son pays ou d'ailleurs. Du moins, cela existe, mais je pense que le déclic se fait plus tard, pour être honnête. D'où l'importance à mes yeux de ne pas rendre cette matière rébarbative alors même qu'on ne la dispense pas au bon moment de la vie de ces étudiants. Les suites de dates et de noms sans contexte ni fondements, ce n'est pas ma méthode éducative. Et s'il nous faut regarder Doctor Who pour pouvoir ensuite discuter des vérités et des non-sens de cette adaptation télévisuelle pour avoir un contexte sur lequel baser son cours, moi, ça ne me pose aucun souci. En bon britannique que je suis, je mentirai en prétendant ne pas être un inconditionnel de cette série, même si ses approximations historiques sont parfois approximatives. Bref, nous tombons dans le hors sujet là.

"Je pense effectivement qu'il est plus efficace de réussir à attirer autrui vers quelque chose que l'on aime soi-même. Cela dit, la littérature est un domaine très large, j'imagine qu'il n'est pas aussi aisé de vendre une bande dessinée, un roman d'aventure ou un Bescherelle de la même façon."

Ah ces humains, ils veulent le beurre, l'argent du beurre et la crémière, et le tout avant que la vache ait produit le lait s'il vous plait. Ils sont impatients par nature, et même si leur mortalité peut les excuser de l'être, c'est quand même une sacrée caractéristique de la race.

"Je ne suis pas convaincu que je saurai faire, à votre place. Autant je sais prendre le temps avec des élèves au rythme d'apprentissage ou à l'attention différents, m'adapter tantôt à mes groupes humains tantôt à mes groupes non-humains, mais en matière de vente... je crois que je ne serai pas l'employé du mois."

"Chacun son métier, dirons-nous. Même si je dois avouer avoir une petite botte secrète face à des étudiants récalcitrants. Même en ignorant tout de sa nature, on n'aime vraiment pas se retrouver face à un Dragon en colère."

Le tout dit avec un de ces sourires qui montrent qu'on ne dit pas tout ce qu'on sait. Il faut bien garder un peu de mystère, sinon, le jeu n'en vaut pas la chandelle.

"Mais ça vous touche quand même, même si vous faites mine de rien. On dit souvent des jeunes qu'ils manquent de respect à leurs ainés, mais foi de prof, j'ai plus souvent envie de dévorer les parents que je croise dix minutes aux réunions parents/profs que les élèves que je croise à longueur de temps dans mes cours ou dans les couloirs. Et je parla aussi bien des humains que des Atlantes."

Cela dit, malgré ma déclaration toute en crocs, je n'ai jamais dévoré personne et ce n'est pas aujourd'hui que je commencerais. Ce que j'ai à commencer en revanche, c'est la lecture de quelques romans qui devraient, je l'espère, intéresser autant mes élèves que moi-même.

"Le fameux "on dit des jeunes, mais les anciens ne sont pas mieux". Je le répète souvent. Mais il me semble que j'ai bien assez abusé de votre temps. Il y a un peu de lecture qui m'attend à la maison, à ce qu'il semblerait."

Je glisse un billet dans l'assiette où se trouve la note avant de me relever, récupérant mes livres au passage.

"Je saurai à qui m'adresser la prochaine fois que j'ai une recherche à faire en librairie. Bonne continuation à vous."

J'incline légèrement la tête pour la saluer avant de reprendre la direction de chez moi. Je m'en voudrais de ne pas rendre leurs devoirs corrigés à mes élèves dès demain parce que je me serai endormi sur les copies. Cela dit, c'est parfois peu difficile à faire, sans vouloir être mauvaise langue. Je dirai plutôt que certains sujets m'intéressent davantage que mes élèves, apparemment.