Retour au lac [avec Moïra Ness]

Retour au lac

feat Amélie & Moïra

Amélie ne tarde pas à répondre à la question de Moïra, en lui souriant.

« Oui, je le connais. Je suis Amélie Persakis. Est-ce que ce nom vous dit quelque chose ? »

La fille d’Eliot ressemble à un serpent géant avec des écailles et une sorte de crinière blanches. De plus près, Amélie peut distinguer quelques écailles dorées. Dans la forme, on dirait un dragon chinois avec des nageoires. Déjà qu’il est immense vu de loin, il paraît encore plus imposant vu de près. Il serait facile d’être intimidé par une telle créature, mais la demi-sirène se sent quand même à l’aise. D’autant plus que la dragonne la regarde d’un air intrigué.

Son nom ne dit rien à Moïra, ce qui ne surprend pas Amélie. Elle voulait vérifier si elle devait lui expliquer comment elle a connu Eliot. Cela semble être le cas, et elle le comprend tout à fait. A sa place, si une inconnue débarquait en disant bien connaître son père, elle se poserait des questions. D’ailleurs, Moïra est aussi une inconnue pour elle, vu qu’Eliot ne lui a pas dit grand-chose à son sujet.

« Je l’ai rencontré il y a des mois. Je travaille dans The Blank Page en tant que libraire. J’ai eu votre père comme client. Il a eu un sentiment de déjà-vu en me voyant. En fait, il m’a aperçue dans le lac alors qu’il avait sa forme de dragon. Il m’a dit avoir été surpris de voir une sirène dépourvue d’écailles, parce que je suis à moitié sirène. Lors de ma pause de midi, nous en avons parlé. Nous avons aussi fait connaissance. Depuis, nous nous voyons régulièrement. »

Amélie se frotte l'arrière de la tête d’un air embarrassée.

« Vous devez faire quelque chose ? Ou bien, vous voulez passer du temps seule ? »

Amélie comprend ce que Moïra avait prévu de faire avant son arrivée. C’est un peu comme marcher ou faire du jogging sans trop s’éloigner de sa maison. L’adage « Qui part à la chasse perd sa place » lui fait penser à ses parents, qui en partant en couple ont perdu leur famille. Elle essaie de chasser cette pensée de la tête.

La demi-sirène sourit quand la dragonne lui propose de nager avec elle et de lui parler d’elle et de son père. Néanmoins, la suite des paroles de son interlocutrice la fait adopter un air perplexe. Elle reste coite pendant quelques secondes avant de reprendre son sourire. Plusieurs questions lui sont venues d’un coup, mais elle n’a pas l’impression que ce serait le bon moment pour les lui poser.

« Je veux bien nager avec vous, et aussi vous parler de moi et de votre père. De votre côté, vous pourrez me parler de vous. Je ne sais pas grand-chose sur vous. »

Dans des conversations antérieures avec Eliot, ce dernier lui a quelquefois évoqué sa fille, mais Amélie connaît à peine quelques détails anodins sur Moïra. Cela ne la surprenait pas beaucoup : certains parents, dont les siens, parlent peu de leurs enfants devenus adultes, considérant que c’est à ces derniers de dire ce qu’ils souhaitent dire sur eux. Mais depuis ces récentes paroles de Moïra, Amélie s’interroge à ce sujet.

Elles commencent à nager ensemble. Amélie ne va pas très vite, avec ses jambes, mais Moïra s’éloigne peu d’elle puis s’arrête jusqu’à ce que la sorcière atteigne sa tête. C’est plus simple pour converser ensemble. Amélie répond à la question de Moïra sur son hybridation.

« J’ai un père sorcier et une mère sirène. Mon hybridation vient de là. Je vous envie, parfois. J’ai cru comprendre que même si vous vous mélangez aux humains, vos descendants restent totalement des dragons d’eau. Pour nous, ça ne marche pas comme ça. »

En fin de compte, Amélie n’arrive plus à retenir ces questions qui lui trottent dans la tête :

« Désolée si je suis indiscrète, mais je m’interroge depuis tout à l’heure. Comment pourrais-je vous apprendre plus sur votre père que l’inverse ? Je ne le connais que depuis des mois, et vous, vous êtes sa fille. J’ai cru comprendre que vous vous êtes éloignés jusqu’à récemment, mais vous n’étiez pas restés en contact pendant ce temps ? »

Amélie écoute ce que dit Moïra, sur le rapport des dragons – ou plus souvent dragonnes - d’eau avec les humains, sur son père, sur elle… Elle pense comprendre où son interlocutrice veut en venir. Faire partie de deux mondes à la fois, c’est compliqué. Encore plus quand les circonstances de notre naissance ne sont pas ordinaires.

« De ce que j’ai compris, on dirait qu’il a tendance à vous voir comme une humaine pouvant se changer en dragon. Ce n’est pas logique, mais d’après ce que vous me dites, c’est compréhensible de sa part. »

Moïra semble avoir eu une relation plus compliquée avec son père et plus simple avec sa mère, ce qui pourrait expliquer pourquoi Amélie pourrait plus lui apprendre sur son père que l’inverse. Ce qu’elle vient de dire pourrait y jouer, même si Moïra a fini par adopter cette tendance à se voir ainsi. Même si Amélie le comprend en soi, et même si elle ne pense pas que ça ait été dit avec de mauvaises intentions, elle n’est pas sûre qu’elle l’aurait bien pris, à la place de son interlocutrice.

La dragonne s’est tellement confiée à la demi-sirène que cet acte pousse la dernière à le faire à son tour.

« Mon frère et moi, on pense que ce que nous avons hérité de notre mère était aléatoire. Je n’ai pas de queue mais un chant envoûtant. Pour lui, c’est l’inverse. Petite, je l’ai envié. J’aurais aimé avoir une queue, pour me sentir plus sirène et ne pas avoir l’air bizarre dans l’eau. Mais finalement, c’est plus pratique de ne pas en avoir. Je n’ai pas à me cacher en attendant de me sécher pour retrouver mes jambes. »

En disant cette dernière phrase, Amélie fait un sourire hilare.

Elles s’approchent d’Atlantis et regardent la cité souterraine au loin. La vue sur cette ville est magnifique. Amélie se demande si elles vont y aller, mais Moïra commence à faire demi-tour. Sa comparse la suit de nouveau. Moïra reste silencieuse, ce qui commence à l’intriguer. Puis elle tourne la tête vers le côté où Amélie n’est pas, avant de jeter un coup d’œil en arrière, où elle n’est pas non plus.

« Je suis là ! »

Amélie a trouvé plus simple de rester du même côté pendant que Moïra se retournait, mais pour cette dernière, c’est comme si la demi-sirène a changé de côté. La dragonne s’excuse avec un sourire désolé, mais son interlocutrice n’en a pas ressenti le besoin.

Après que la demi-sirène la questionne sur ses paroles étranges au sujet de son père, la dragonne lui répond. Amélie hoche la tête.

« Je comprends mieux, maintenant. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous apprendre grand-chose sur lui, mais je peux essayer. »

Elle se rapproche de la dragonne.

« Pourrais-je monter sur votre dos ? Je pense que ce serait plus simple, pour qu’on puisse se parler. Et quand vous voudrez qu’on se sépare, il vous suffira de me le dire, et je me détacherai. »

Amélie hoche la tête.

« Oui, je pense qu’on peut se tutoyer. J’ai 24 ans, et toi ? »

Moïra avait perdu contact avec son père pendant cinq années, du coup elle le connaît moins bien qu’avant, même après l’avoir rejoint… Cela lui faisait penser à ses propres parents. Il y a presque une trentaine d’années, ces derniers ont coupé les ponts avec les leurs, et depuis ils ne se sont plus revus. Est-ce qu’eux aussi, ils ont l’impression de ne plus si bien connaître leurs parents ? Ils ne se sont pas vus depuis une très longue période. Depuis tout ce temps, qu’est-ce qui s’est passé chez ses grands-parents ? Comment verraient-ils leur relation avec leurs enfants ? Qu’est-ce qu’ils en pensent, désormais ? Vu ce qui s’était passé, si elle allait voir ses grands-parents, elle se doute qu’ils ne l’accueilleraient pas forcément avec le sourire. Néanmoins, elle se demande s’ils n’ont pas changé, après toutes ces années.

Amélie pose à son interlocutrice une question qui lui est venue en tête :

« Qu’est-ce que tu sais sur ton père, pour l’instant ? »

Amélie écoute attentivement ce que lui dit Moïra, concernant ce qu’elle sait de son père aujourd’hui. Quand la mère de cette dernière a été évoquée, la sirène s’est imaginée ce qui se passerait si l’un de ses parents mourrait et si l’autre se remariait. Peut-être qu’elle s’entendrait bien avec sa belle-mère ou son beau-père, mais même dans ce cas, l’idée lui semble étrange, à elle aussi. Et pour la suite, elle confirme les dires de son interlocutrice :

« C’est vrai qu’il a continué de vivre sa vie. J’en suis contente pour lui. »

Au début, il était attristé par la mort de son épouse, qu’il aimait vraiment beaucoup. Mais il a réussi à ne pas sombrer dans la tristesse, et il arrive à vivre sa vie. Amélie se demande comment Moïra a vécu la mort de sa mère, si elle en est encore triste, si elle arrive à vivre sa vie… Mais elle n’ose pas l’interroger dessus. Même en sachant qu’elles parlent de sujets personnels, elles ne se connaissent pas donc il lui semble indiscret de lui poser la question. Aussi, Moïra souhaite surtout parler de son père, donc pas sûr qu’elle ait envie qu’on se focalise sur sa mère.

« Merci pour ta réponse, Moïra. Je vais essayer de te dire ce que je sais de lui. »

Même si ça risque d’être décevant. Elle essaie de réfléchir un peu à ce qu’il pourrait avoir appris sur lui. Alors… Elle sait qu’il a été marié, elle sait qu’il a été un prof d’histoire…

« Il est venu dans ma librairie acheter un livre de Steve Berry… « Complot Romanov », il me semble ?... Oui, c’est bien ça. J’ai appris après qu’il souhaitait utiliser ce roman pour l’aider à susciter l’intérêt de ses élèves sur la révolution russe. Aussi, il apprécie cet auteur. Quand j’y pense, peut-être que parler de vos centres d’intérêt vous aiderait à vous rapprocher. Aussi, vous pourrez passer du temps ensemble. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Minute, est-ce qu’elle a vraiment besoin de conseil ? Peut-être pas.

« Désolée, je divague. »

Elle réfléchit encore.

« Je pense que tu le sais déjà, mais je vais te le dire au cas où. C’est un gentleman, il est galant envers les femmes. Ça vient sans doute des codes d’un ancien temps. Je ne connais pas encore son âge mais il doit avoir vécu plus longtemps qu’il en a l’air. Au fait, il vient du Loch Ness. Ah oui, aussi, il m’a dit qu’il vivrait toute l’année dans le lac s’il le pouvait. »

Elle réfléchit encore, elle essaie de voir quelle info supplémentaire elle peut lui donner, en vain.

« C’est tout ce que je peux dire sur lui, pour l’instant. C’est peu de choses, j’espère que ça t’aidera quand même. »

Elle espère aussi que Moïra ne soit pas déçue par le peu d’informations qu’Amélie ait pu lui donner. Elle regrette un peu de ne pas avoir pu lui dire plus, mais en même temps c’est normal quand on connaît quelqu’un depuis à peine quelques mois. D’ailleurs, c’est drôle qu’elles arrivent à se parler de sujets aussi personnels sans s’être connues avant. Elle apprécie de se sentir aussi à l’aise avec elle. Aussi, cette conversation lui fait penser à ses grands-parents, à quel point ses parents les connaissent maintenant peu et à quel point elle ne les connaît pas du tout. Elle a envie d’en parler à son interlocuteur, mais pourrait-elle le faire ? D’un côté, elles ne se connaissent pas du tout, donc Amélie craint d’être intrusive. Mais de l’autre côté, elle sent tellement à l’aise avec Moïra qu’elle a envie de lui dire davantage sur elle-même.

« Moïra… Est-ce que je peux te reparler de ma famille ? »

Amélie écoute l’idée de Moïra en lien avec le livre qu’a acheté son père.

« Je trouve que c’est une bonne idée. »

Quand l’âge d’Eliott est abordé, Amélie se sent embarrassée par la réponse de Moïra. Il a juste la cinquantaine. C’est très gênant, heureusement que Moïra change vite de sujet en rebondissant sur la dernière question de la demi-sirène. Cette dernière réfléchit sur comment formuler ce qui lui trotte par la tête.

« Je ne connais pas mes grands-parents, je ne les ai jamais vus. Je sais juste pourquoi mes parents ont coupé les ponts avec eux. En gros, mes parents sortaient ensemble, mes grands-parents étaient contre, et après plusieurs disputes, mes parents sont partis aux États-Unis et ne leur a plus parlé depuis. »

Elle se tourne vers Moïra.

« Ce que tu m’as raconté m’a fait penser à cette histoire. En t’écoutant, j’ai pensé qu’ils pourraient aussi avoir l’impression de ne plus connaître leurs parents. Je me demande aussi si mes grands-parents ont le même sentiment. Malgré les conflits, malgré ce sentiment, tu t’es réconcilié avec ton père. Je commence à me dire que mes parents et mes grands-parents pourraient aussi se réconcilier. »

Elle sourit en prononçant cette phrase.

« Je sais que c’est idéaliste, surtout sachant à quel point ça a été chaotique. Je ne sais pas si ça se fera. Mais je commence à l’espérer. »

Son regard devient songeur.

« Ça fait un bon moment que je souhaite aller en Grèce, pour les rencontrer. Mais même après y avoir réfléchi, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Surtout que je ne m’attends pas à un bon accueil. Peut-être que ce serait plus simple avec mes grands-parents aquatiques, car je ressemble comme deux gouttes d’eau à ma mère. Mais une sirène sans queue… Ça leur fera bizarre. »

Elle fait un rire jaune en disant cette dernière phrase. Elle trouve drôle l’expression faciale qu’elle visualise chez eux en voyant ses jambes dans l’eau, mais moins drôle la colère qu’elle se les imagine manifester à cette vue.

Moïra la conseille de se rendre en Grèce et lui donne plusieurs arguments en faveur de cette idée. Aussi, entre risquer de se prendre la porte et toujours regretter de ne pas avoir fait le geste, le premier point est préférable. Se sentant rassurée par la réponse que lui apporte Moïra, Amélie lui fait un large sourire.

« Merci beaucoup pour cette réponse, Moïra. Bientôt, j’irai en Grèce. Au fait, je pense aussi le suggérer à mon frère, car ça le concerne tout autant. Est-ce que je peux lui parler de notre discussion ? Ne t’en fais pas, je ne lui dirai rien sur ta vie. Juste que tu as eu des soucis similaires aux nôtres, que tu les as réglées et que là tu m’as aidée. Ça te va ? »

D’habitude, quand Amélie veut faire quelque chose qu’elle sent que son frère n’approuverait pas, elle évite de lui en parler. Mais ici, ça le concerne tout autant. Donc même si elle pense qu’il refuse-rait l’idée, elle compte quand même lui en parler, d’autant plus que Moïra lui a donné des arguments en faveur de cette idée.

Amélie sourit aux dernières paroles de Moïra.

« Je comprends. J’espère qu’on se reverra bientôt. »

Non seulement la demi-sirène a l’impression Moïra préfère ne plus être suivie, mais en plus Amélie est impatiente d’aller appeler son frère, donc elle n’insiste pas pour suivre la fille d’Eliott. De toute façon, même si elle le voulait, suivre une dragonne qui ne traîne plus de ses nageoires aurait été peine perdue.

A peine après avoir vu Moïra s’éloigner d’elle, Amélie remonte à la surface. Après s’être séchée et rhabillée, elle retourne vite chez elle, à la fois excitée à l’idée de parler à son aîné de ce qu'elle veut faire et inquiète de la réaction qu’il aura à l’entendre.