Le marteau frappe l'enclume à un rythme régulier auquel je ne prend pourtant pas attention. Une mécanique bien huilée qui devient une routine dans laquelle je peux évacuer les pensées qui ont besoin d'être évacuées. Un rituel auquel je m'adonne quand mon fils n'est pas à la maison, parce que la dernière chose dont j'ai besoin, c'est qu'il aille se blesser sur une des lames que j'ai pu forger (et qui saturent la forge, vu que j'en forge bien plus que je n'en vends) ou qu'il s'approche de trop près du brasier dans lequel je replonge ma création en cours afin de pouvoir de nouveau manipuler le métal à ma guise. Je ne ressens pas la chaleur intense qui s'en dégage, un des avantages de l'affinité que je porte au feu. Mais je n'essayerai pas avec Kelean. Pas que je n'ai pas confiance en mon fils pour faire attention, malgré la fougue qu'il peut démontrer quand quelque chose l'intéresse. Je sais surtout que ça peut être irrespirable là-dedans pour qui n'y est pas habitué, et oui, j'ai peur pour lui. Quelque chose dont je ne m'excuserai pas, pas après avoir perdu mon épouse l'année dernière. C'est mon fils qui fait les frais de mon angoisse, mais c'est comme ça.
Je lâche un soupir de frustration alors que je me retrouve assailli par ces pensées dont je comptais justement me débarrasser, et un coup moins précis que les autres me fait perdre le travail de ces dernières minutes. La lame malmenée finit violemment projetée sur le sol, avant que je ne retourne la chercher là où elle a atterri, le métal chaud n'ayant vraiment pas apprécié la chute. Retour à la case départ, dans le feu de la forge, tandis que j'attrape un vieux chiffon qui fut blanc un autre jour pour essuyer la cendre et la sueur qui me recouvrent le visage et me brulent les yeux. Pour me rendre compte d'une présence à l'entrée de la pièce.

"C'est pour quoi?"

Je finis de m'essuyer les mains sur le chiffon avant de le balancer à son tour dans un coin où je le chercherai certainement plus tard, comme plusieurs autres avant lui. Finissant par arriver à la porte, épargnant à mon visiteur la fournaise à l'intérieur.

Passer de l'intérieur éclairé par l'âtre et poussiéreux à l'extérieur si sombre de cette partie de la ville trouble un peu ma vue, le temps que mes yeux s'habituent à la différence de clarté. Et c'est sa voix qui me fait reconnaitre le jeune homme face à moi avant que je ne le reconnaisse réellement grâce à ma vue.

"Alistair. Je m'attendais pas à te voir."

Je le laisse déposer son épée sur le rebord de la fenêtre, à peu près le seul endroit où il est encore possible de poser quelque chose sans avoir à pénétrer au fin fond de la forge? Avant de m'en emparer, laissant mon affinité naturelle pour le feu et ce qui va avec batailler tranquillement avec les défenses naturelles de la lame, sous la forme de flammèches léchant délicatement le fil de la lame. Pour finir par passer la main sur son tranchant, sentant aussitôt les accrocs et blessures du métal.

"T'as essayé de briser un bloc de diamant brut avec? Enfin, rien d'impossible, mais elle a bien besoin de soins."

Je lève l'épée à l'horizontale basse devant moi pour observer son fil, mes yeux experts remarquant chaque point à reprendre, chaque détail à retravailler. Non sans remarquer également qu'elle a l'équilibre de mes meilleures lames, meilleur d'ailleurs que celui de celle qui ceint ma taille quand je ne suis pas chez moi. Pas ma meilleure, mais celle qui me tient le plus à cœur, souvenir d'une autre époque où mon frère et moi n'avions pas besoin de mots pour nous comprendre.

"Tu me la laisserais? J'ai l'humeur trop sombre actuellement pour être assez minutieux pour ce genre de pièce. Je te la rend dès que j'ai pu la remettre en état."

Si je ne lui propose pas plutôt de revenir plus tard? Me connaissant, je risque fort de profiter d'une insomnie pour travailler dessus, et je doute que le sortir du lit à 3h du matin pour qu'il me l'apporte soit du meilleur effet. Accessoirement, s'il revient la chercher plus tard, ça donnera peut-être à ces deux-là une excuse pour passer cinq minutes avec mon fils. Depuis qu'ils se sont installés à la surface, ils ont tendance à jouer les courants d'air, même si Kelean possède suffisamment de plumes de son cousin dans son coffre pour bientôt pouvoir s'offrir une paire d'ailes complètes...

"A qui le dis-tu."

Je lui lance un regard à la volée avant de reprendre mon inspection de sa lame. Ce que je veux dire par ces quelques mots à peine plus élevés que le ronflement tranquille du feu dans la forge? Que je me suis tant plongé dans le travail cette dernière année que, s'ils ne me voyaient pas à la taverne, d'aucuns de mes voisins me penseraient disparu. C'est la faute des gens aussi. Vous ne pouvez pas tenir une conversation de cinq minutes avec quelqu'un sans que les questions "comment ça va?", "comment tu gères?" et autres "si t'as besoin de quelque chose, je suis là" reviennent sur le tapis. Comme si je n'étais plus une personne à part entière, mais rien de plus qu'un veuf épleuré qui se retrouve seul avec son fils. Ouais, c'est totalement vrai, mais si je cherchais à discuter avec autrui, ça serait justement pour penser à autre chose.

"J'en ai entendu parler. Y a pas meilleur endroit qu'une taverne pour les rumeurs. En revanche, il me semble que le conseiller Odair s'en attribuait le mérite."

Un kobold reste un kobold, après tout, même si celui-là fait preuve d'une ambition peu commune pour sa race. D'un geste, je fais signe au jeune démon de laisser couler, connaissant assez la réputation du conseiller pour savoir qu'il vaut mieux ne pas entrer dans son jeu. C'est peut-être pour ça que Darkhan s'en entoure, après tout. Reste proche de tes amis, mais plus encore de tes ennemis. Je pense que les drows doivent la connaitre, celle-là.

"Si tu ne te sens pas de m'en laisser un peu en passant, ne te plains pas que je te réveille en pleine nuit pour m'en fournir."

Une mauvaise plaisanterie, mais pas tant. Ici, on ne connait pas le cycle jour/nuit comme il se déroule à la surface, mais l'éclairage tamisé de la cité en contrebas de ma demeure se charge fort bien de nous indiquer où en est la journée sous les feux du soleil. La "nuit" est bien le seul moment où la vision infra-rouge devient la seule possibilité d'y voir clair dans les rues de la cité, hormis l'éclairage que chacun peut avoir chez soi, bien sur. Et puis, la plupart des gens dorment, de nuit, même parmi les Drows pouvant parfaitement remplacer ce sommeil par leur espèce de rêverie elfique étrange. Eclairer les mites ne sert à rien. Me concernant? J'ai perdu le sommeil, et surtout son aspect reposant, alors, il est courant que la forge se fasse entendre à l'heure où tout est paisible.

Je fais tourner l'épée dans mes mains pour la lui rendre, pommeau en avant et lame le long de mon avant-bras. Son fil est peut-être ébréché, mais l'arme est sans nul doute encore capable de trancher, pour qui ne s'en méfierai pas.

"Jusque là je t'aimais bien, l'ami. Ne pose pas de questions dont on ne veut pas te donner la réponse. Une chose est certaine cela dit. Si tu met Amaël dans la balance, mon fils m'en voudra de travailler sur cette lame avant que l'emplumé ne soit venu le voir."

Je lui offre un léger sourire qui se perd bientôt sur mes traits avant de serrer son avant-bras, levant mon regard vers le sien.

"Veille sur lui. Il est si grisé par les courants d'air de la surface qu'il en oublie le danger. Et je ne parle pas du million d'humains qui y vivent."

Je parle de celui qui vient de plus haut encore, qui a conduit mon Esther a se briser les ailes dans les souterrains, qui conduit une part de mon être à espérer que Kelean n'aura jamais le talent de son cousin pour le vol... et qui conduit la mère d'un certain néphilim à demeurer ici pour le forcer à y revenir de temps en temps alors qu'elle aurait pu retourner à la surface, son monde natal, depuis longtemps. D'accord, j'ai entendu d'autres rumeurs, mais je n'en ai cure. Quand il s'agit des amis, je ne suis pas de ceux qui jacassent comme des limaces phosphorescentes.

Si le fait d'être un démon est son excuse pour ne pas passer plus souvent, quelle est celle d'Amaël exactement? Le demi-ange devrait passer son temps ici, si Alistair espérait être crédible!

"C'est pourtant facile à oublier. C'pas comme si t'étais le démon le plus destructeur des environs. Sans offense. T'es un gars bien Alistair, laisse pas ceux qui ne voient que ta lignée te dire le contraire."

Ah, nous partageons la même opinion au sujet du kobold, en revanche. Je m'étonnes qu'il n'ait pas encore fini égorgé à l'ombre d'une habitation, celui-là. Quoiqu'il est certainement assez malin pour savoir dans les bonnes grâces de qui demeurer pour rester en vie. Et pourtant, on sait tous qu'avec les Drows, un "accident" est vite arrivé. Surtout si le dit accident ne chagrinerait pas grand monde en ville.

"C'est exactement ça. La plupart des kobolds ne font pas parler d'eux en temps qu'individus, mais celui-là rééquilibre la balance de la race entière. Enfin, qui que ce soit qui l'aurai dépanné, il aurait eu le même discours t'sais."

Exception faite de certaines personnes haut placées qui sauraient lui rabattre le caquet s'il disait quelque chose de travers, mais je dois dire que les grands pontes de la cité, je les aime ailleurs que chez moi. Et que ça vienne te réclamer les taxes, et que ça te casse les pieds sur la provenance pas toujours hyper claires des boissons que je propose à la taverne... mais qu'ils ne refusent pas de se faire servir eux-mêmes... bref, c'est le genre de fréquentations qu'il vaut mieux pas avoir, surtout si Xanto est à l'image des autres. Quoique lui arrive encore à payer ses consommations quand il débarque, si faut lui trouver une qualité.

"Alors peut-être que je te réveillerais en pleine nuit. Note que je ne t'en voudrais pas de ne pas t'apprêter avant de venir, le cas échéant."

Du moment que la décence est de mise.. non, ma remarque était tout ce qu'il y a de plus consensuelle, étant donné qu'il se contentera certainement d'une téléportation en deux coups de cuillère à pot pour arriver ici. Aucun sous-entendu d'aucune sorte, je laisse ça à Amaël. J'observe l'épée reprendre sa place au poignet de mon ami, me disant que ce genre de magie passe-partout devrait être plus répandue parmi les armes de ceux qui se rendent fréquemment à la surface.

"Crois-moi, c'est bien plus simple à dire qu'à faire. Faire bonne figure n'aide pas à se convaincre soi-même, mais j'vais pas t'embêter avec ça."

Je crois sincèrement que pour la sécurité d'Alistair, il vaudrait mieux que mon fils ignore qu'il est passé alors qu'il était absent. Comme si qui que ce soit pouvait savoir quand il est à la maison ou non avant de passer? J'avoue que j'apprécie qu'il sorte un peu plus depuis que Megan est là avec nous, même si je m'inquiète toujours autant dès lors qu'il n'est plus à mes cotés.

"Disons que quand il aura dix ans d'âge mental en plus, on l'appellera peut-être autrement. Attention, j'apprécie réellement Amaël hein, mais je ne m'étonnes pas plus que ça qu'il s'entende si bien avec Kelean, entre nous. On a plus d'une fois eu l'occasion d'entendre parler de ses frasques dans la cité. Et encore, depuis que vous êtes ensemble, t'y a mis du plomb dans la tête, entre nous."

Je n'ai aucune idée de ce dont parle Alistair en évoquant "google maps", mais j'imagine que ce doit être quelque chose d'utile vis à vis du néphilim. Concernant le coffre à plumes de Kelean? En se débrouillant bien, il va bientôt pouvoir refaire la maquette complète des ailes de son cousin, mais hormis ça, il arrive toujours à en caser quelque part. Pour ma part, je peine à comprendre l'utilité d'une collection dans laquelle on a 25 exemplaires de la même pièce, mais si ça peut occuper mo fils, croyez bien que c'est pas moi qui vais l'en dissuader.

"Le jour où il sera plein, il me suppliera de lui en fournir un nouveau à remplir, ne t'inquiètes absolument pas pour ça!"

Le désir de Xanto de remplacer Darkhan? Je crois que tout le monde le sait en ville, mais sans prendre le risque de mettre des mots dessus. C'est d'ailleurs pour ça que je me contente de répondre d'un signe de tête pour signifier mon accord à Alistair, tout en me disant que si ce jour devait arriver, le climat serait certainement plus rude dans les environs. Et en même temps, son "règne" ne durerait certainement que le temps que les elfes noirs organisent la résistance. Je sais sur quel parti miser.

"Ce n'est pas faux. Mais c'est le genre de situation dont je préfère rester simple spectateur. Parlant de douche, tu m'excuseras de te mettre dehors, mais je vais essayer de me décrasser un peu avant le retour de Kelean."

J'ai surtout besoin de me détendre sous l'eau froide, pour être exact, et je n'ai pas réellement envie que mon fils me trouve dans l'état d'énervement qui m'a conduit à abimer une lame en l'envoyant voler à l'autre bout de ma forge. Je tend la main à Lesbus pour le saluer, venant placer mon autre main sur son avant-bras pour accentuer le geste.

"Je t'appellerai. Pour le verre, et pour l'épée. Et si tu veux mon avis, ce que tu appelles une faiblesse est une force. Crois-en un autre terrestre. Icare s'est brulé les ailes à voler trop près du soleil. Tu es celui qui le ramène au sol, et la tête froide de votre couple, et cette tête brulée en a besoin.