"Donc, suivant la même logique, si je saute du haut d'un immeuble, tu me suis?"

Ses doigts entremêlés aux miens, je lui lance un sourire moqueur, sachant parfaitement que la situation que je dépeins est irrégulière entre nous. J'aurai un avantage certain sur lui dans un tel cas de figure, je veux dire. Je finis par retirer mes doigts des siens, avec un peu de difficulté de sa part à me les rendre, pour glisser ma main dans la poche de sa veste. C'est pas que j'ai l'onglet aux mains non plus, mais j'ai les doigts gelés, et les siens sont pas beaucoup mieux. Ok, ma faute, si j'avais fermé la capote de la voiture en partant aussi. Bref, on arrive à coté du dit restaurant, et je l'arrête un instant quand il me demande ce que j'ai prévu pour la suite. Ben comme d'hab. Rien.

"Aucune idée. On verra sur le tas, comme d'hab. C'est pas comme si y avait pas toujours un truc à faire dans cette ville, quelque soit l'heure. Ca te dit un ciné?"

Bon, pour le moment, on a parlé d'un resto. Parce que j'ai un tantinet la dent creuse, et je sais que j'suis pas le seul. Et croyez-moi, c'pas parce que je bosse dans un resto moi-même que j'ai pas l'habitude de me faire livrer par Uber Eats. Alors pour une fois, un vrai repas, pas pris sur le pouce et pas le cul entre deux chaises, ou sur le canap, ou le toit terrasse, et j'en passe, je crois qu'on va en profiter un peu, non? Sera toujours temps de prévoir "plus tard" plus tard.

"Pas assez souvent. Tu sais c'qu'on dit, les cordonniers sont les plus mal chaussés. Dans la même veine, ceux qui bossent dans un resto sont ceux qui prennent le moins de temps pour manger."

Je n'hésite pas à lui offrir un regard de chien battu perfectionné avec les années, en vue de me faire pardonner l'autre partie de sa phrase. "En ma compagnie". Vrai que faut vraiment qu'on arrive à se poser, tous les deux. Entre son taf et le mien, c'est limite si on se croise dans une journée. Et autant ça lui évite probablement de faire une overdose de moi (oui, je suis conscient que ça ne m'est pas difficile de saouler les gens), autant ça nous aide vraiment pas, en temps que couple. Et si j'ai parfois peur qu'il trouve un meilleur parti ailleurs? J'avoue sans détour que je sais pas comment ça se fait qu'il ai pas déjà trouvé, même sans chercher, j'entends. J'ai beau être celui des deux qui a un pouvoir certain sur les gens quand j'en ai envie - ou quand j'oublie d'y prêter attention -, je dois dire que des perles rares comme lui, ça se trouve qu'une fois dans sa foutue vie.

"Ce que j'ai ramené dans la voiture? Tu m'intrigues."

Note à moi-même, toujours vérifier le contenu de mon coffre avant de prendre le volant. Même quand je refile le volant à Lesbus. Mais j'ai prévu de profiter de lui ce soir, même si ça doit être qu'une soirée, et en espérant que ce ne soit qu'une parmi un tas d'autres. Faut vraiment qu'on réfléchisse à accorder nos horaires.

"Tu sais quoi? On mange un bout, ok, un vrai repas servi dans de vraies assiettes avec de vrais couverts, et après, on va voir sur place pour se chamailler pour le film qu'on veut voir, deal? Et ce truc.." J'en profite pour sortir mon téléphone de ma poche avant de l'éteindre. "... viendra pas nous casser la soirée."

Je pense qu'on peut envisager un résumé de ce diner improvisé entre nous, dans ce resto aux plats peut-être inférieurs à ce qui peut se servir dans le restaurant où je travaille, mais qui me convient bien mieux, en réalité. Si Les' et moi avons un certain niveau de vie avec un appartement suffisamment spacieux pour que je puisse étendre les ailes dans le salon sans toucher les meubles, on est plus abonnés au fast food du coin qu'aux restaurants trois étoiles. D'accord, au service de livraison du coin qu'aux restaurants trois étoiles. J'crois qu'à y bosser, j'ai pas envie d'y aller pour le plaisir trop souvent. Bref, tout ça pour dire qu'on devrait manger italien plus souvent. Et je devrais apprendre à manger moins vite, parce que j'ai beau essayer de ralentir, je me rend bien compte qu'on arrive au dessert avant d'autres personnes arrivées avant nous. C'est à force d'être toujours le cul entre deux avions ça.
Bref, on finit par sortir du restaurant, main dans la main, et je l'arrête avant qu'on ne décide de la suite du programme.

"Dis-moi ce que tu me caches. Sinon j'te promet de dormir sur le canapé."

Pas vrai, et je pense qu'il me connait assez bien pour le savoir, mais c'était toujours bien de tenter non?

"Bon d'accord, j'crois que y a une rétrospective de Jurassic Park à l'AMC sur Michigan Avenue, j'pense que ça doit être le plus proche si on veut pas reprendre la voiture et se battre pour trouver une place de parking."

Même à travers l'épaisseur du tissu de ma chemise, la sensation de sa main contre ma peau est loin de me laisser indifférent. Mon pouvoir me permet d'avoir n'importe qui, de faire tomber n'importe quelle personne sous mon charme. Un pouvoir dont j'ai abusé à l'occasion dans ma jeunesse. Aujourd'hui, je le trouve des plus inutiles. Parce que le seul que je veuille avoir, je l'ai déjà, et je ne compte pas que ça change de sitôt, même si je vois bien que parfois, la force de l'habitude et nos routines quotidiennes nous éloignent sans qu'on s'en rende compte. C'est des petits trucs, comme zapper de sortir un second verre le matin, ou se passer à coté au retour du boulot comme si on s'était vu cinquante fois dans la journée, mais effectivement, des soirées à deux comme celle-là, on en a besoin parfois. Pour ne pas laisser cette routine nous faire rouiller avant l'heure.

"Je t'aime. Et j'ai toujours autant envie de t'épouser que le premier jour où on en a parlé. C'est juste que..."

Que le temps passe plus vite qu'on ne le voit passer, qu'on prend jamais le temps de prendre deux minutes pour nous, qu'il y a toujours un truc pour tout reculer, et qu'à force, cette "échéance" a elle aussi fait partie de notre quotidien. On en parle, j'en ai envie, il en a envie, mais c'est un nouveau rendez-vous manqué, encore et encore. C'est devenu un objectif chaque fois repoussé, comme quand on se promet de lâcher la console au prochain point de sauvegarde atteint, mais que dix points de sauvegarde plus tard, on est toujours dessus, parce que ca avait l'air intéressant plus loin. J'crois qu'une part de moi se dit qu'une fois que ça sera effectif, on aura plus rien à prévoir derrière. La vie commune, on l'a déjà, l'appart qu'on nous envie aussi, l'éternité, on verra bien si j'prend des cheveux blancs arrivé à la cinquantaine, quand aux enfants... il en a un H24 à la maison, si on en croit ma mère, alors... j'avoue que ça, c'est une question qu'on s'est jamais posé. Pourquoi on se la poserait? On est bien lui et moi. Et on a déjà pas le temps de veiller sur une plante verte alors un gosse... si c'est pour le caser chez la nourrice du lundi au vendredi et chez la grand mère du samedi au dimanche, j'vois pas bien l'intérêt.

S'il m'accorde le cinéma, ma main ne quitte pas la sienne, l'empêchant d'avancer autant qu'il l'avait prévu. Pour venir me presser contre lui, le laissant passer son bras autour de mes épaules tandis que le mien se glisse à sa taille.

"J'me rappelle d'un truc perso. Les crocs des carnivores. Et ces maudits vélociraptors. J'en avais une peur bleue... Fin, j'avais pas dix ans la première fois que j'l'ai vu ce film aussi."

La mauvaise idée de grandir au milieu des Drows. Y a rien qui les effraye ces maudits elfes noirs (hormis leurs femmes bien sur). Bref, c'est inimaginable tout ce qui peut se récupérer à Illusk qui vienne de la surface. Alors bien sur que quand une bande de gamins décervelés se trouvent une VHS avec des lézards géants, ils se planquent pour la regarder. Bref, tout ça pour dire que regarder un film effrayant (peut-être moins à notre âge cela dit), ça peut être une occasion de se serrer dans les bras de son mec. J'dis ça, j'dis rien.

"J'allais dire qu'on était deux sombres crétins tellement pris dans nos travails respectifs qu'on va pas voir notre immortalité passer mais ton résumé est pas mal non plus."

On repassera sur "notre" immortalité étant donné que je suis pas franchement certain de la mienne, mais au moins, force est de constater qu'on a la même pensée sur le sujet. On arrive à être raccords quand même, c'est déjà pas si mal. Si on pouvait l'être un peu plus sur nos emplois du temps ça serait encore mieux cela dit.

Les me répond concernant le film, avouant sans détour ne l'avoir jamais vu, et je me dit que c'est l'occasion de rattraper une partie de sa culture cinématographique désespérante. Ouais, faut qu'on se fasse des soirées DVD plus souvent qu'on en fait. Ça sera l'occasion de passer un peu de temps ensemble qui plus est.

"J'te fais le spitch. Des idiots d'humains ont cloné des dinosaures, et d'autres idiots d'humains leur servent de diner. Et je suis sûr qu'il y a eu une chasse au dino ou deux d'organisées dans les souterrains d'Illusk par la suite. Note que j'ai jamais vu de tête de tricératops empaillée chez le marchand."

"Une bonne idée ça."

A peine le film a-t-il commencé que je commence déjà à me caler contre lui, glissant ma tête dans le creux de son épaule jusqu'à fermer les yeux, écoutant plus ou moins la bande son jusqu'à ce que mon cerveau décroche totalement. Ce jusqu'à ce que Lesbus me réveille d'un contact léger de sa main sur ma joue et d'un baiser sur mon front. J'ouvre les yeux légèrement, le cherchant l'espace d'une seconde dans la semi-obscurité de la salle de cinéma, mettant un instant à comprendre où je suis et le sens de sa question. Avant d'étouffer un rire devant la situation mise à nue devant moi.

"J't'emmène voir un "super" film, et j'm'endors pendant les bandes annonces... c'est convaincant. Tu tiens le coup toi ou on se loge? C'comme tu l'sens, on est pas si mal à dormir sur ces fauteuils. Pis contre toi, j'dors partout moi tu sais."

Et accessoirement, j'ai peut-être un sacré paquet d'heures de sommeil en manque. Les a peut-être pas tort, j'ai une sacrée bonne paye, mais si c'est pour me tuer la santé à petit feu à coté, faudrait peut-être que je vois avec Savage si j'peux pas me prendre une demi-journée de congé de temps en temps. En attendant, bon film. Ou pas. J'suis sérieux, c'Les qui décide. Sera toujours temps de se louer les dvds sinon.

Je ne dors pas assez pour ne pas retenir un rire amusé quand il me demande où je voudrais aller. C'est tout lui ça, proposer un plan génial, mais s'arranger pour que ce soit moi qui en propose les détails pour être sur de pas taper à coté. Desfois je me dis que je me rend pas assez compte de la chance que j'ai de l'avoir. Cela dit, ma mère me le cogne dans l'oreille à chaque fois que je lui rend visite, ça devrait finir par rentrer. Sérieusement, un jour je vais penser qu'elle escompte de me le dérober, ou qu'elle aurait préféré l'avoir pour fils plutôt que moi. Faut dire qu'il lui aurait surement apporté moins d'emmerdes.

"Pourquoi pas Hawaii? On quitte pas vraiment le pays, mais y a de la forêt, de la montagne, la plage, pas de grands immeubles comme on en trouve ici... j'pense que question dépaysement on est pas mal. T'en penses quoi?"

Quant au film, ouais, c'est pas faux que dire que j'le connais. J'suis même assez surpris que lui le connaisse pas, parce que bon, j'suis quand même pas le seul de nous deux à avoir trainé avec les drows de notre âge dans ma jeunesse, si? Cela dit, des "drows de notre âge", y en avait pas cinquante non plus, mais j'ai su faire les quatre cents coups dans les tunnels à l'époque.

"Ca roule, allons-y. Parlant de rouler, on rentre par la route, j'ai pas envie de voir la note si j'laisse la voiture garée dans c'te rue toute la nuit. J'conduis si ça te dit."

Pas que j'sois beaucoup plus réveillé que lui cela dit, mais conduire de nuit, avec mes horaires de boulot, j'connais un peu beaucoup, j'ai dormi une heure, et l'air frais de la nuit va me réveiller, surtout si j'ouvre la capote de la voiture. Rien que la vitre déjà, ça sera pas mal.

Ah oui, c'est vrai que les montagnes, à Hawaii, sont plutôt des volcans endormis. En toute sincérité, j'avais pas mis le doigt dessus jusqu'à ce qu'il en parle. A défaut de m'y connaitre en volcans, on a grandi près d'un courant magmatique, lui et moi, ça doit aider à ne pas appréhender ce genre de phénomène terrestre. Non, j'ai pas dit qu'il y avait des volcans à Chicago, je dis que les veines magmatiques, y en a partout sous la croute terrestre, et que l'une d'entre elles sert de chauffage central à Illusk, c'est tout.

"Profiter des courants d'air chauds pour planer jusqu'en bas, ouais, c'est une idée. Tu m'accompagneras?"

Oui, parce que c'est un peu plus amusant à deux que tout seul, surtout quand la compagnie est aussi bonne qu'à ses cotés. Sinon je serai obligé d'emmener Kelean, et je suis pas sur que son père apprécie la blague alors... Faudra quand même que j'y explique que son fils est fait pour voler un jour, mais déjà, faudrait que ses plumes poussent, à l'oisillon! J'me rappelle pas avoir galéré autant à son âge... bref.

"T'es plus doué que moi avec ce genre de paperasse." Je saisis les clefs qu'il me tend, en profitant pour lui dérober un baiser au passage. "Si t'es encore là quand j'me réveillerai demain matin, on pourra dire qu'on aura su s'offrir une nuit complète oui."

Un sourire plus tard, j'attrape sa main pour le guider à l'extérieur de la salle de ciné, retrouvant sans peine (et sans PV) la voiture laissée garée plus haut dans la rue. La suite? Elle se passe de commentaires, mais une chose est sure, si j'me réveille dans des draps froids, demain, il dort sur le canapé!

"Compris." Je le laisse mariner un peu concernant ces contraventions qu'il se plaint sans y paraitre de toujours payer. "Puis-je te faire remarquer que tu connais le code de ma carte bancaire?"

Sa remarque implicite sur nos téléphones est juste, on a toujours le chic pour être appelés à toute heure du jour ou de la nuit, nous deux. Alors je lui échange les clefs de la voiture contre mon portable, sachant qu'il saura le mettre en sécurité avec le sien.

"Une nuit complète avec toi et sans portables, du rêve à l'état pur si tu veux mon avis. Mais un rêve que j'ai envie de faire pour une fois."

Sur le chemin du retour, je pense que dire que j'ai une conduite un peu plus sportive que la sienne n'est pas peu dire. Faut dire aussi que la nuit est plus avancée, et la circulation plus fluide, ça aide pas mal. Je range la voiture dans le parking souterrain de notre immeuble avant que l'ascenseur de nous ramène au dernier étage, là où se situe notre appartement.
Et si je compte bien passer une nuit complète à coté de Lesbus dans ce lit qui ne nous voit pas souvent tous les deux en même temps, je ne refuse pas qu'une partie de cette nuit soit occupée à autre chose que dormir...